The End of photography (2007) de l’artiste américaine Judy Fiskin est un film d’une durée de 2,29 minutes en noir et blanc. Il a été tourné sur pellicule avec une caméra Super 8. On y voit une succession de (très beaux) plans fixes réalisés à main levée, l’image tremble, montrant des vues d’un quartier résidentiel de Los Angeles: arbres, pelouses, maisons, trottoirs, etc., où réside Judy Fiskin. Le quartier est middle class et ordinaire pour une ville américaine. Il n’y a personne dans les rues.
Sur les images, un texte est lu par une femme d’une voix grave et neutre. Voici ce qu’elle dit: «No more tanks, no more enlarger, no more timer, no more safe light, no more negative carrier, no more photo paper, no more proof sheets, no more think, no more water, no more bottles, no more developer no more stop, no more fix, no more print washer, no more shit of glass, no more squeegie, no more darkness, no more radio, no more black and white…».Ce qui donne en français : « Plus de cuves, plus d’agrandisseur, plus de minuteur, plus de lampe inactinique, plus de porte-négatif, plus d’épreuve de lecture, plus de réflexion, plus de bouteilles, plus de révélateur, plus de bain d’arrêt, plus de fixateur, plus d’agent lavant, plus de vitre, plus d’éponge, plus d’obscurité, plus de radio, plus de noir et blanc… »
La voix énumère la liste des choses que l’on trouve dans un laboratoire photo typique.
La première image du film est une haie de buis entre deux maisons, elle est taillée en vague. La dernière est une vue sur le balcon d’un petit immeuble blanc portant en gros l’inscription 142 B ou 1428. La première phrase lue est « What was lost ? », la dernière est « No more photography».
Judy Fiskin dresse ainsi le constat que ce qui a été « perdu » est la photographie argentique noir et blanc. Elle allie le geste à la parole puisqu’elle réalise un film, lui-même constitué de plans-séquences.
Une autre artiste, britannique, Tacita Dean, a réalisé un an avant Judy Fiskin, trois films sur le même sujet – quoique Tacita Dean n’énonce pas son sujet comme le fait Fiskin. Il s’agit de : 1° Kodak, 2° Noir et Blanc, et 3° Found Obsolescence (2006) eux-mêmes tournés sur support pellicule mais en 16 mm.
Tacita Dean les a réalisés dans l’usine Kodak de Chalon-sur-Saône, en France, un an avant sa fermeture définitive en décembre 2007. C’est dans cette ville de Bourgogne qu’était fabriquée la pellicule 16 mm employée par Tacita Dean dans son travail depuis plus de 20 ans. Un type de pellicule dont au fil des ans elle avait constaté la disparition au profit du numérique et auquel elle voulait rendre hommage. L’usine Kodak de Chalon-sur-Saône, qui fut entièrement dédiée aux procédés « argentiques », reste emblématique d’une époque : elle est aujourd’hui mythique pour les amoureux du cinéma et de la photographie. La taille de l’usine était gigantesque – elle approvisionnait l’Europe entière. Son ancienneté dépassait les 40 ans. Son activité la rendait unique car y étaient fabriquées les pellicules de photographie et toutes celles de cinéma, amateur et professionnel, mais aussi la chimie. On y trouvait par exemple le film 70 mm noir et blanc avec lequel Tarkovski a tourné Andréï Roublev (1967).
Sous l’angle social et industriel, Kodak à Chalon revêtait une égale importance. Elle employait ou faisait vivre 10000 personnes dans les années 1970 - 80. Le site est aujourd’hui rasé, vide. Les causes de cette fermeture sont multiples. L’effondrement des ventes de pellicules dû à l’apparition du numérique est la principale. Le procès perdu par Kodak contre Polaroid assorti d’une forte amende (Kodak s’était lancé dans la photographie instantanée), avait fragilisé la maison-mère. Et, d’anciens salariés de Chalon-sur-Saône le disent (enquête fut menée par nous sur place en septembre 2006), les dirigeants français ou mondiaux ont commis des erreurs stratégiques. Kodak a aujourd’hui quasi abandonné la fabrication de films et de pellicules en Europe et délocalisé ses implantations dans le reste du monde notamment au Mexique.
En janvier 2008, Kodak toujours, diffuse au Japon, le pays s’il en est de la photographie (tout le monde s’y prend en photo), un document publicitaire dénommé LOVE FILM, LOVE CAMERA qui présente la gamme des produits argentiques Kodak dans leur nouveau packaging. Tout dans ce document de deux pages est à l’honneur de la pellicule noir et blanc ou couleur : une planche contact est reproduite, un ancien Olympus OM1 est montré, une pellicule 24 x 36 mm court d’une page à l’autre. Surtout, une femme, longiligne, sexy, sorte de Daryl Hannah (Blade Runner, Kill Bill) avec un pantalon noir, un body, une peau dorée, des bottes en cuir et qui tient à la main un casque de marque « DESIGN » blanc, est photographiée devant un mur en plein soleil : d’ailleurs, Daryl Hannah ferme les yeux devant lui comme pour le déguster. L’ombre gigantesque de la fille se découpe sur une façade, le style est contemporain et sans nostalgie. L’image est en pleine page, elle suggère que la fille descend juste de sa moto, sans doute une grosse cylindrée très sportive – la fille monte si elle veut à 250 km / h –, la scène pourrait s’être déroulée à Los Angeles.
Guillaume Leingre, Kyoto, février 2008
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