[…]
Le film de Mambéty est l’histoire d’une erreur de reconnaissance culturelle. Faux récit d’un sénégalais proposant à une jeune française une visite guidée de Dakar, Contras’City présente un flux de personnages disjoints, de maniérismes et de styles architecturaux, un paysage cinématique dans lequel la touriste française interprète constamment mal ce qu’elle voit. Par ailleurs, au lieu d’être montré à ses débuts à un public local, le film fut exclusivement projeté à l’Ouest. Mambéty livrait ainsi Dakar à une double mise à distance, comme espace cosmopolite et hétérogène, dans lequel des notions comme « africain » ou « français » prennent le large. Cet ébranlement est à la base d’une satire en règle du néocolonialisme français (la métropole continuant d’exercer une influence économique et politique sur son ancienne colonie) comme de l’élite sénégalaise occidentalisée et de sa politique à la fois régressive et oppressive. Drôle, sombre - le film a été reçu comme la première comédie africaine- et parfois absurde, Contras’City manifeste également une profonde et empathique admiration pour la classe populaire et sa vie quotidienne. Entre critique et célébration, la double position du réalisateur évoque l’existence de formations politiques et sociales comprises moins comme un tout organique mais plutôt comme des ensembles disparates travaillés par de violentes collisions.
Mambéty lui-même était le produit de temporalités recombinées : né à Dakar en 1945, fils d’un religieux musulman membre de la tribu des Lebou, il se tourne vers le cinéma après son expulsion comme acteur du théâtre national Sénégalais Daniel Sorano. À la différence de ses pairs du cinéma postcolonial africain, comme Ousmane Sembène ou Souleymane Cissé, Mambéty n’a pas étudié le cinéma dans l’ancienne Union Soviétique, de même qu’il n’a pas majoritairement adopté les codes réalistes du cinéma. Tout au long de sa carrière, brutalement interrompue par sa mort en 1998, Mambéty a plutôt exposé la porosité des genres et des positions géopolitiques avec une efficacité dévouée : il n’a réalisé que six films, Contras’City fut le premier d’entre eux.
[…]
De courte durée, seulement vingt-et-une minutes, Contras’City propose une série de scènes culturellement hybrides et ambigües. Le film situe sa visite de Dakar entre guillemets, posant un regard critique et parodique sur différentes formes de pouvoir (colonial, gouvernemental, économique) telles qu’elles se manifestent dans l’expérience vécue. La présence autoréflexive du réalisateur, du caméraman et de la scripte à l’écran déplace habilement Contras’City loin des tropes du cinéma africain réaliste. Le film se tourne plutôt vers l’abstraction : un montage de détails architecturaux et de scènes urbaines tient le registre formel des hiérarchies sociales, des contradictions et des divisions indélébilement inscrites sur les murs de la ville.
La « visite guidée » de Mambéty flirte ainsi avec le film ethnographique et la structure narcissique du travelogue (et du voyage en général) – offrant un jeu sur les mœurs et coutumes à la fois locaux et globaux. Mais la visite montre aussi, sans ironie, la vie quotidienne des résidents ordinaires de Dakar. Car malgré la posture satirique du film, l’opinion de Mambéty est clairement, et sans équivoque possible, anticoloniale : il met en avant la vitalité et l’invention de la non-élite, alignant le film sur une politique de lutte associée à et articulée par la gauche sénégalaise. De la satire au documentaire, le film se tisse aussi entre distance critique et tendre intimité. Le mouvement entre ces différents pôles suggère que le spectateur ne voit pas un seul Dakar mais deux. La premier, décrit par l’architecture occidentalisée, est le Dakar du pouvoir néocolonial. Le second, représenté par les rues peuplées et les marchés, dévoile la ville « authentique » de la classe populaire. Pourtant, Mambety redéfinit constamment chaque pôle en oscillant entre de forts contrastes visuels et des similitudes inattendues.
[…]
Que ce soit du côté de l’absurde ou du didactique, la force politique de Contras’City se situe dans le fait d’imaginer un espace qui permette d’être autrement dans le monde. Les constructions culturelles et identitaires alternatives que le film évoque incarnent une stratégie de sortie face à la poigne paralysante tant du néocolonialisme que d’une pratique limitée du documentaire. Cet espace imaginaire est mis en scène par le registre formel du film et par son rejet du réalisme social en tant que mode cinématique viable. Si Contras’City est un film sur la refonte de l’identité et de la culture africaine, il insiste pour que la culture et l’identité ne se construisent qu’à travers leur conflit avec des formations sociales opposées – émergeant non de l’identité mais de la divergence. Entre les mains de Mambéty, Contras’City ne se contente pas de moquer ou de protester. Le film fait plutôt table rase, permettant ainsi à des rêves d’autres couleurs ou d’autres formes de devenir réalité.
Le film de Mambéty est l’histoire d’une erreur de reconnaissance culturelle. Faux récit d’un sénégalais proposant à une jeune française une visite guidée de Dakar, Contras’City présente un flux de personnages disjoints, de maniérismes et de styles architecturaux, un paysage cinématique dans lequel la touriste française interprète constamment mal ce qu’elle voit. Par ailleurs, au lieu d’être montré à ses débuts à un public local, le film fut exclusivement projeté à l’Ouest. Mambéty livrait ainsi Dakar à une double mise à distance, comme espace cosmopolite et hétérogène, dans lequel des notions comme « africain » ou « français » prennent le large. Cet ébranlement est à la base d’une satire en règle du néocolonialisme français (la métropole continuant d’exercer une influence économique et politique sur son ancienne colonie) comme de l’élite sénégalaise occidentalisée et de sa politique à la fois régressive et oppressive. Drôle, sombre - le film a été reçu comme la première comédie africaine- et parfois absurde, Contras’City manifeste également une profonde et empathique admiration pour la classe populaire et sa vie quotidienne. Entre critique et célébration, la double position du réalisateur évoque l’existence de formations politiques et sociales comprises moins comme un tout organique mais plutôt comme des ensembles disparates travaillés par de violentes collisions.
Mambéty lui-même était le produit de temporalités recombinées : né à Dakar en 1945, fils d’un religieux musulman membre de la tribu des Lebou, il se tourne vers le cinéma après son expulsion comme acteur du théâtre national Sénégalais Daniel Sorano. À la différence de ses pairs du cinéma postcolonial africain, comme Ousmane Sembène ou Souleymane Cissé, Mambéty n’a pas étudié le cinéma dans l’ancienne Union Soviétique, de même qu’il n’a pas majoritairement adopté les codes réalistes du cinéma. Tout au long de sa carrière, brutalement interrompue par sa mort en 1998, Mambéty a plutôt exposé la porosité des genres et des positions géopolitiques avec une efficacité dévouée : il n’a réalisé que six films, Contras’City fut le premier d’entre eux.
[…]
De courte durée, seulement vingt-et-une minutes, Contras’City propose une série de scènes culturellement hybrides et ambigües. Le film situe sa visite de Dakar entre guillemets, posant un regard critique et parodique sur différentes formes de pouvoir (colonial, gouvernemental, économique) telles qu’elles se manifestent dans l’expérience vécue. La présence autoréflexive du réalisateur, du caméraman et de la scripte à l’écran déplace habilement Contras’City loin des tropes du cinéma africain réaliste. Le film se tourne plutôt vers l’abstraction : un montage de détails architecturaux et de scènes urbaines tient le registre formel des hiérarchies sociales, des contradictions et des divisions indélébilement inscrites sur les murs de la ville.
La « visite guidée » de Mambéty flirte ainsi avec le film ethnographique et la structure narcissique du travelogue (et du voyage en général) – offrant un jeu sur les mœurs et coutumes à la fois locaux et globaux. Mais la visite montre aussi, sans ironie, la vie quotidienne des résidents ordinaires de Dakar. Car malgré la posture satirique du film, l’opinion de Mambéty est clairement, et sans équivoque possible, anticoloniale : il met en avant la vitalité et l’invention de la non-élite, alignant le film sur une politique de lutte associée à et articulée par la gauche sénégalaise. De la satire au documentaire, le film se tisse aussi entre distance critique et tendre intimité. Le mouvement entre ces différents pôles suggère que le spectateur ne voit pas un seul Dakar mais deux. La premier, décrit par l’architecture occidentalisée, est le Dakar du pouvoir néocolonial. Le second, représenté par les rues peuplées et les marchés, dévoile la ville « authentique » de la classe populaire. Pourtant, Mambety redéfinit constamment chaque pôle en oscillant entre de forts contrastes visuels et des similitudes inattendues.
[…]
Que ce soit du côté de l’absurde ou du didactique, la force politique de Contras’City se situe dans le fait d’imaginer un espace qui permette d’être autrement dans le monde. Les constructions culturelles et identitaires alternatives que le film évoque incarnent une stratégie de sortie face à la poigne paralysante tant du néocolonialisme que d’une pratique limitée du documentaire. Cet espace imaginaire est mis en scène par le registre formel du film et par son rejet du réalisme social en tant que mode cinématique viable. Si Contras’City est un film sur la refonte de l’identité et de la culture africaine, il insiste pour que la culture et l’identité ne se construisent qu’à travers leur conflit avec des formations sociales opposées – émergeant non de l’identité mais de la divergence. Entre les mains de Mambéty, Contras’City ne se contente pas de moquer ou de protester. Le film fait plutôt table rase, permettant ainsi à des rêves d’autres couleurs ou d’autres formes de devenir réalité.
[Traduction de Clara Schulmann]
Steven Nelson est professeur associé en histoire de l’art africain et afro-américain à l’Université de Californie, Los Angeles. Il est également l’auteur de From Cameroon to Paris: Mousgoum Architecture In and Out of Africa (University of Chicago Press, 2007). Nous remercions l’auteur ainsi que la revue Artforum, où ce texte fut initialement publié en novembre 2008, de nous avoir donné l’autorisation d’en reproduire et d’en traduire quelques extraits.