S’il est une question qu’il convient de se poser à propos de la représentation des voyages dans l’espace, c’est d’abord celle qui – commune à d’autres genres, comme la tragédie par exemple – interroge les raisons du plaisir que nous prenons à la contemplation d’une situation désagréable ; et en l’occurence de ce qui participe probablement d’une des expériences les plus pénibles et inconfortables, malcommodes et clautrophobiques qu’il n’ait jamais été donné de faire à aucun être humain. Cette fascination ne saurait relever de la seule affection que l’on nomme schadenfreunde ni plus que de l’agrément consistant à considérer tout cela depuis la sûreté d’un fauteuil de lecture ou d’un fauteuil de cinéma. Et pourtant l’aventure a toujours été associée à la représentation d’un extrême péril au loin – les dangers de la haute mer en pleine tempête, la tentative d’échapper à des ennemis féroces. Notre plaisir sédentaire est d’autant plus grand que sont improbables les épreuves auxquelles le héros s’affronte, nous qui sommes bien au chaud quand le héros est frigorifié, agréablement au frais quand il exsude en plein désert ou quand, sous les tropiques, des hordes d’insectes sont prêtes à le mordre.
À première vue, les voyages dans l’espace ne sont propices à rien de tout cela, n’impliquant que misère spatiale sous l’espèce, par exemple, de la cabine minuscule dans laquelle l’astronaute est condamné à se tenir (voire, comme dans The Right Stuff, à uriner). Il gît là comme le prisonnier de ces terribles cachots où il n’est possible ni de se tenir debout, ni de s’étendre. Dans ces conditions, le danger principal n’est pas tant d’origine extraterrestre qu’il n’est le résultat de l’incompétence des scientifiques qui ont conçu le vaisseau spatial, sinon de la bêtise des astronautes qui, comme The Right Stuff de Philippe Kaufman [1983] le montre bien, pourraient pousser le mauvais bouton sinon échouer carrément à comprendre la nature du défi qui se présente à eux. Cette réprimande implicite d’une forme d’incompétence humaine universelle n’est pas exactement le matériau le plus approprié aux récits d’aventures, dans lesquels généralement un vaillant jeune homme déjoue ses poursuivants et réussit ingénieusement à triompher de tous les obstacles.
Pour autant, l’intérieur du vaisseau spatial n’est pas le seul espace qui soit inhospitalier à l’imaginaire de l’aventure : son environnement extérieur l’est tout autant. Rien n’est plus morne que l’espace intersidéral, une fois passé le premier coup d’œil terrifié vers les étoiles ou la lumière (« Dieu, quelle lumière céleste ! »). On ne peut pas percevoir la vitesse dans le vide, et l’hyper-accélération transcendantale dans le film de Stanley Kubrick n’a pas mieux vieilli que ses versions qui relevent davantage de la culture de masse – ni mieux encore que ses équivalents dans le domaine de la peinture ou de la photographie modernistes portées par la recherche supra humaine d’une transformation des couleurs et de la perception humaine.
De cela ressort une curieuse dialectique entre aventure et ennui. Pourquoi l’épopée spatiale ou l’expédition lunaire ne seraient-elles pas d’insupportables représentations narratives, des plus fastidieuses plutôt que des plus excitantes ? C’est probablement qu’il faut envisager le problème d’un autre point de vue : la grande vacuité de ce matériau de base et les possibilités offertes par ce vide sont peut-être ce qui permet aux récits de voyages dans l’espace de traiter de toutes sortes de choses différentes, ce qui permet d’en faire une surface sur laquelle sont consignés des problèmes n’ayant rien à voir ni avec l’espace ni avec les technologies.
Il est par exemple remarquable que même dans le film de Georges Méliès, Le Voyage dans la Lune (1902), lui-même aussi satirique que le livre de Cyrano de Bergerac , le vaisseau spatial s’élance moins dans le vide absolu qu’il ne rencontre et ne traverse les quatre éléments, terre, air, feu et eau. C’est un appareil d’enregistrement de ces expériences humaines, trop humaines, du monde physique que nous connaissons déjà – le chaud et le froid, l’envol et la chute. Les satisfactions pré-narratives de perceptions et de sensations corporelles extrêmes qui s’offrent alors à nous sont comparables à ce que l’on peut ressentir dans les manèges des parcs d’attration. Au minimum, il faudrait en conclure que ces films sont des expérimentations dans une forme essentiellement spatiale, une forme vouée à l’exploration non pas tellement de ce qu’on appelle l’espace intersidéral que de l’espace phénoménologique comme tel et mettant par conséquent à l’épreuve les capacités de la caméra à l’enregistrer, voire même à le changer ou à l’altérer.
Mais il est de nombreuses manières de faire apparaître le spatial et elles ne prennent pas toutes la forme de représentations directes. C’est en effet ce qui est fascinant dans le film de Fritz Lang intitulé Frau im Mond (1929). Dans ce film, le report prolongé du thème apparent de l’espace produit un nouveau sens du spatial – par l’équivoque et la confusion générique qu’il induit – sous l’espèce d’une sorte d’inversion de la « distraction » dont parlait Walter Benjamin décrivant notre mode privilégié d’appréhension de l’architecture. En effet, la partie se déroulant à Berlin – qui représente à peu près la moitié du film – nous donne à voir, en lieu et place des vaisseaux spatiaux et de l’expédition lunaire, salons et greniers, domestiques, sociétés savantes, police, espions, cambriolages et d’autres choses du même genre – soit tout l’apparat des autres thrillers de Fritz Lang. Le spectateur s’impatiente, certes: embarquera-t-on jamais pour la Lune ? et la technologie des fusées lunaires ? pourquoi Lang perd-il ainsi du temps ? ne s’intéresse-t-il au fond pas vraiment à la SF ? Mais surtout, c’est l’intérieur domestique que Lang a si brillamment rendu dans ses films antérieurs qui est petit à petit attiré dans le giron du motif du voyage dans l’espace si bien qu’il est lui-même radicalement « étrangisé ». Tout se passe alors comme si nos appartements et nos modes de vie de classe moyenne n’étaient que des formes accoutumées de voyages dans l’espace – la Terre étant elle-même une sorte de fusée ou de vaisseau spatial et Berlin et l’Allemagne de Weimar, d’immenses navettes spatiales propulsées vers des destinations inconnues. Le motif de la mission lunaire devient alors un moyen servant une fin tout à fait différente : une technique de défamiliarisation inconsciente mise au service de l’extraordinaire réalisme langien de l’environnement matériel et contextuel (un réalisme nulle part mieux caractérisé que dans l’ouverture du Testament du Dr. Mabuse [1932] avec son usage incomparable du son et de la musique concrète). En résulte que le vaisseau spatial lui-même, quand nous y arrivons enfin, nous paraîtra un piètre décor, indigne en quelque sorte de l’intensité du regard et de l’observation attentive auxquelles Lang astreint son spectateur. (Je reviendrai sur le caractère vétuste de l’intérieur du vaisseau spatial dans un moment). Ainsi, la fin onirique du film, quand réapparaît le personnage féminin – réalité ou étrange hallucination ? –, met-elle au premier plan le caractère hautement mélancolique de cette forme en tant que telle, le thème de l’isolement absolu et de la solitude de l’astronef se trouvant redoublés par le fait de son abandon sur la Lune. Cet affect ou Stimmung est présent en sourdine, comme une sorte de basse continue, dans tous les récits de voyages dans l’espace (même dans 2001, renversé néanmoins par force de fait et de volonté en une sorte d’optimisme métaphysique fou ou délirant). La très belle chanson de David Bowie, Major Tom, qui parle d’un astronaute perdu en orbite autour de la Terre dans sa minuscule boîte de conserve, pourrait servir de musique de fond à cette tristesse qu’inspire la perte de la Terre.
Cependant, même dans les films de voyage dans l’espace plus orthodoxes du point de vue du genre, la production de l’espace ne loge pas toujours là où on l’attend. Le film de John Carpenter, Dark Star (1974) en est une très bonne illustration. Je pense que c’est à tort que l’on considère ce film comme une parodie des films de voyages dans l’espace en général et de 2001 en particulier. La parodie de l’existentiel est existentielle en soi; ce qui est drôle dans ce qui est triste est aussi triste en soi, et cela préserve la fraîcheur de ce qui autrement vieillirait et perdrait de son allant aussi vite que ce dont il s’agit de se moquer.
Ceci dit, m’intéressent davantage d’autres aspects du film et en particulier, ce qu’il fait de l’espace intérieur et claustrophobique du vaisseau spatial. Le gag qui repose sur la présence à bord d’un animal domestique extraterrestre, flasque et rond comme un ballon de foot, est à l’origine d’une sorte de phénoménologie de l’espace dont le comique dérive lui-même des propriétés du vaisseau. En anglais, on parle d’une cheville carrée dans un trou rond ; l’on a affaire ici à une balle ronde dans un espace carré (la rectitude de cet espace étant un paradoxe en soi pour ce vaisseau spatial probablement ovale). Dans la peinture ancienne, à l’intérieur de la tradition occidentale de la peinture murale ou à l’huile, la forme particulière et les propriétés du corps humain devaient d’une certaine manière s’adapter aux propriétés plus géométriques de la surface peinte et des autres objets plus aisément réduits à la géométrie. Je pense aux membres arrondis des figures de Piero di Cosimo, anticipant en quelque sorte Fernand Léger ; je pense également au grand cercle du nombre d’or qui fonde le mythe d’une solution rationnelle au problème, le corps humain alors supposé en parfaite harmonie avec les ratios de la géométrie.
Au cinéma, ce n’est pas tant du corps qu’il est question que plus précisément de ces proportions géométriques elles-mêmes, de leur façon de s’ajuster au carré ou au rectangle de l’écran, sur une surface plane…
Traduit de l’américain par Jennifer Verraes
À première vue, les voyages dans l’espace ne sont propices à rien de tout cela, n’impliquant que misère spatiale sous l’espèce, par exemple, de la cabine minuscule dans laquelle l’astronaute est condamné à se tenir (voire, comme dans The Right Stuff, à uriner). Il gît là comme le prisonnier de ces terribles cachots où il n’est possible ni de se tenir debout, ni de s’étendre. Dans ces conditions, le danger principal n’est pas tant d’origine extraterrestre qu’il n’est le résultat de l’incompétence des scientifiques qui ont conçu le vaisseau spatial, sinon de la bêtise des astronautes qui, comme The Right Stuff de Philippe Kaufman [1983] le montre bien, pourraient pousser le mauvais bouton sinon échouer carrément à comprendre la nature du défi qui se présente à eux. Cette réprimande implicite d’une forme d’incompétence humaine universelle n’est pas exactement le matériau le plus approprié aux récits d’aventures, dans lesquels généralement un vaillant jeune homme déjoue ses poursuivants et réussit ingénieusement à triompher de tous les obstacles.
Pour autant, l’intérieur du vaisseau spatial n’est pas le seul espace qui soit inhospitalier à l’imaginaire de l’aventure : son environnement extérieur l’est tout autant. Rien n’est plus morne que l’espace intersidéral, une fois passé le premier coup d’œil terrifié vers les étoiles ou la lumière (« Dieu, quelle lumière céleste ! »). On ne peut pas percevoir la vitesse dans le vide, et l’hyper-accélération transcendantale dans le film de Stanley Kubrick n’a pas mieux vieilli que ses versions qui relevent davantage de la culture de masse – ni mieux encore que ses équivalents dans le domaine de la peinture ou de la photographie modernistes portées par la recherche supra humaine d’une transformation des couleurs et de la perception humaine.
De cela ressort une curieuse dialectique entre aventure et ennui. Pourquoi l’épopée spatiale ou l’expédition lunaire ne seraient-elles pas d’insupportables représentations narratives, des plus fastidieuses plutôt que des plus excitantes ? C’est probablement qu’il faut envisager le problème d’un autre point de vue : la grande vacuité de ce matériau de base et les possibilités offertes par ce vide sont peut-être ce qui permet aux récits de voyages dans l’espace de traiter de toutes sortes de choses différentes, ce qui permet d’en faire une surface sur laquelle sont consignés des problèmes n’ayant rien à voir ni avec l’espace ni avec les technologies.
Il est par exemple remarquable que même dans le film de Georges Méliès, Le Voyage dans la Lune (1902), lui-même aussi satirique que le livre de Cyrano de Bergerac , le vaisseau spatial s’élance moins dans le vide absolu qu’il ne rencontre et ne traverse les quatre éléments, terre, air, feu et eau. C’est un appareil d’enregistrement de ces expériences humaines, trop humaines, du monde physique que nous connaissons déjà – le chaud et le froid, l’envol et la chute. Les satisfactions pré-narratives de perceptions et de sensations corporelles extrêmes qui s’offrent alors à nous sont comparables à ce que l’on peut ressentir dans les manèges des parcs d’attration. Au minimum, il faudrait en conclure que ces films sont des expérimentations dans une forme essentiellement spatiale, une forme vouée à l’exploration non pas tellement de ce qu’on appelle l’espace intersidéral que de l’espace phénoménologique comme tel et mettant par conséquent à l’épreuve les capacités de la caméra à l’enregistrer, voire même à le changer ou à l’altérer.
Mais il est de nombreuses manières de faire apparaître le spatial et elles ne prennent pas toutes la forme de représentations directes. C’est en effet ce qui est fascinant dans le film de Fritz Lang intitulé Frau im Mond (1929). Dans ce film, le report prolongé du thème apparent de l’espace produit un nouveau sens du spatial – par l’équivoque et la confusion générique qu’il induit – sous l’espèce d’une sorte d’inversion de la « distraction » dont parlait Walter Benjamin décrivant notre mode privilégié d’appréhension de l’architecture. En effet, la partie se déroulant à Berlin – qui représente à peu près la moitié du film – nous donne à voir, en lieu et place des vaisseaux spatiaux et de l’expédition lunaire, salons et greniers, domestiques, sociétés savantes, police, espions, cambriolages et d’autres choses du même genre – soit tout l’apparat des autres thrillers de Fritz Lang. Le spectateur s’impatiente, certes: embarquera-t-on jamais pour la Lune ? et la technologie des fusées lunaires ? pourquoi Lang perd-il ainsi du temps ? ne s’intéresse-t-il au fond pas vraiment à la SF ? Mais surtout, c’est l’intérieur domestique que Lang a si brillamment rendu dans ses films antérieurs qui est petit à petit attiré dans le giron du motif du voyage dans l’espace si bien qu’il est lui-même radicalement « étrangisé ». Tout se passe alors comme si nos appartements et nos modes de vie de classe moyenne n’étaient que des formes accoutumées de voyages dans l’espace – la Terre étant elle-même une sorte de fusée ou de vaisseau spatial et Berlin et l’Allemagne de Weimar, d’immenses navettes spatiales propulsées vers des destinations inconnues. Le motif de la mission lunaire devient alors un moyen servant une fin tout à fait différente : une technique de défamiliarisation inconsciente mise au service de l’extraordinaire réalisme langien de l’environnement matériel et contextuel (un réalisme nulle part mieux caractérisé que dans l’ouverture du Testament du Dr. Mabuse [1932] avec son usage incomparable du son et de la musique concrète). En résulte que le vaisseau spatial lui-même, quand nous y arrivons enfin, nous paraîtra un piètre décor, indigne en quelque sorte de l’intensité du regard et de l’observation attentive auxquelles Lang astreint son spectateur. (Je reviendrai sur le caractère vétuste de l’intérieur du vaisseau spatial dans un moment). Ainsi, la fin onirique du film, quand réapparaît le personnage féminin – réalité ou étrange hallucination ? –, met-elle au premier plan le caractère hautement mélancolique de cette forme en tant que telle, le thème de l’isolement absolu et de la solitude de l’astronef se trouvant redoublés par le fait de son abandon sur la Lune. Cet affect ou Stimmung est présent en sourdine, comme une sorte de basse continue, dans tous les récits de voyages dans l’espace (même dans 2001, renversé néanmoins par force de fait et de volonté en une sorte d’optimisme métaphysique fou ou délirant). La très belle chanson de David Bowie, Major Tom, qui parle d’un astronaute perdu en orbite autour de la Terre dans sa minuscule boîte de conserve, pourrait servir de musique de fond à cette tristesse qu’inspire la perte de la Terre.
Cependant, même dans les films de voyage dans l’espace plus orthodoxes du point de vue du genre, la production de l’espace ne loge pas toujours là où on l’attend. Le film de John Carpenter, Dark Star (1974) en est une très bonne illustration. Je pense que c’est à tort que l’on considère ce film comme une parodie des films de voyages dans l’espace en général et de 2001 en particulier. La parodie de l’existentiel est existentielle en soi; ce qui est drôle dans ce qui est triste est aussi triste en soi, et cela préserve la fraîcheur de ce qui autrement vieillirait et perdrait de son allant aussi vite que ce dont il s’agit de se moquer.
Ceci dit, m’intéressent davantage d’autres aspects du film et en particulier, ce qu’il fait de l’espace intérieur et claustrophobique du vaisseau spatial. Le gag qui repose sur la présence à bord d’un animal domestique extraterrestre, flasque et rond comme un ballon de foot, est à l’origine d’une sorte de phénoménologie de l’espace dont le comique dérive lui-même des propriétés du vaisseau. En anglais, on parle d’une cheville carrée dans un trou rond ; l’on a affaire ici à une balle ronde dans un espace carré (la rectitude de cet espace étant un paradoxe en soi pour ce vaisseau spatial probablement ovale). Dans la peinture ancienne, à l’intérieur de la tradition occidentale de la peinture murale ou à l’huile, la forme particulière et les propriétés du corps humain devaient d’une certaine manière s’adapter aux propriétés plus géométriques de la surface peinte et des autres objets plus aisément réduits à la géométrie. Je pense aux membres arrondis des figures de Piero di Cosimo, anticipant en quelque sorte Fernand Léger ; je pense également au grand cercle du nombre d’or qui fonde le mythe d’une solution rationnelle au problème, le corps humain alors supposé en parfaite harmonie avec les ratios de la géométrie.
Au cinéma, ce n’est pas tant du corps qu’il est question que plus précisément de ces proportions géométriques elles-mêmes, de leur façon de s’ajuster au carré ou au rectangle de l’écran, sur une surface plane…
Traduit de l’américain par Jennifer Verraes