Roman Signer - Les moyens du bord


Les " événements " filmés de Roman Signer possèdent le pouvoir de déjouer les attentes des spectateurs autant que les conventions formelles et esthétiques. Sa façon de creuser, depuis le milieu des années 1970, la question de l’effet spécial avec les " moyens du bord " en a fait un apprenti sorcier burlesque et inquiétant documentant une modernité toujours un peu décalée, tenue de négocier avec des objets familiers ayant pris le pouvoir.

Certains extraits de l’ouvrage que Fredric Jameson consacre à la science-fiction commentent admirablement le travail de Signer : " L’une des potentialités les plus significatives de la SF en tant que forme, c’est précisément cette capacité qu’elle a d’offrir quelque chose comme une variation expérimentale sur notre univers empirique [1] ", écrit-il. " Variation expérimentale " : le travail de Signer se présente aujourd’hui comme un catalogue d’actions improbables et absurdes. Fabriquées tout contre les lois établies : celle de la gravitation comme celles qui doivent aujourd’hui sérieusement réglementer l’usage des explosifs, ses performances affirment une forme de transgression joyeuse, doucement dérangeante - leur existence sous forme de panoplie proposant le parfait manuel de "ce qu’il faudrait ne jamais tenter". Une négativité incendiaire qui nous permet de mesurer, à chaque action, la solidité des clôtures qui régentent les modes de productions artistiques contemporains, offrant de véritables alternatives – tant formelles que structurelles, voire économiques. Une mesure en effet d’autant plus facile à prendre que les actions de Signer relèvent de dramaturgies minimales mettant en scène, au sens propre, " notre univers empirique ". Là encore les mots de Jameson décrivent précisément les protocoles de l’artiste. Les outils ou les matériaux qu’il utilise sont tout sauf hautement technologiques : ils sont simplement techniques, au sens où une chaise, un ballon rouge, une table, un seau, un aspirateur, un ventilateur peuvent l’être. Les fables explosives de Signer ont pour point de départ les objets les plus quotidiens soumis à une logique de détournement systématique (les tables volent, les canoës roulent, les hélicoptères peignent…), comme si l’usage unique que nous en faisons était simplement une mauvaise interprétation de notre part.
Faisant le diagnostique d’une paralysie de la " grande littérature ", incapable de prendre le relais du roman expérimental naturaliste, Jameson voit dans la science-fiction une manière de rattraper au vol les bribes de ces formes littéraires oubliées : " l'environnement qui est le nôtre - le système total du capitalisme monopoliste tardif et de la société de consommation - nous paraît si immuable et sa réification si étouffante et impénétrable, que l'artiste sérieux n'est plus libre de le bricoler ni d'en imaginer des variations expérimentales. […] Le caractère officiellement "non sérieux" ou populaire de la SF constitue un élément indispensable de sa capacité à relâcher ce tyrannique "principe de réalité" qui censure, donc handicape le grand art, et de ce fait à permettre à la forme paralittéraire d'hériter de la vocation à nous offrir des versions alternatives d'un monde qui a partout ailleurs paru résister au changement, fût-il
imaginaire[2]." Réactivant le pouvoir transgressif de la science-fiction depuis le champ domestique et artisanal vers celui de l'art, Roman Signer, artiste on ne peut plus sérieux, contourne régulièrement le principe de réalité, le faisant voler en éclat si besoin.
Clara Schulmann
Légende de l'image: Spazierstock (Walking Stick), 1997, Project for Skulptur Projekte Münster, 1997. Galerie Houser & Wirth


[1] Fredric Jameson, Penser avec la science-fiction, Max Milo Editions, Paris, 2008, p.117.
[2] Idem, p.118.