David Perlov, Journal


Soirée David Perlov, 29 novembre / Forum des Images (www.forumdesimages.fr)



« Am I making a home movie? »


Le projet de Journal de Perlov est absolument inédit. S’il a marqué durablement le documentaire israélien, il n’a trouvé jusqu’ici qu’un faible écho en France. Il est rare de découvrir aujourd’hui une œuvre de cette envergure, professant une telle liberté de ton, marquée par une si forte personnalité. Né en 1930 à Rio, Perlov passe les premières années de sa vie à Belo Horizonte au Brésil avant de s’installer à Sao Paulo. Il immigre à vingt ans à Paris, où il découvre le cinéma par l’entremise de quelques figures marquantes : Henri Langlois, Joris Ivens. Il rejoint sa femme en 1958 et s’installe en Israël. Décidé à se consacrer au cinéma, Perlov rejette pourtant très vite celui qui s’y pratique, un cinéma « à thèse », fortement propagandiste. Ses propres projets n’étant ni cautionnés ni financés par les institutions en place, Perlov achète une caméra légère et décide de mener à bien un projet entièrement personnel, celui de tenir, pendant près de quinze ans, le journal filmé de sa vie quotidienne, sans artifice ni narration, débarrassé de toute intrigue. Presque sept heures de film seront ainsi montées en six chapitres distincts.
Le point de départ de cette immense entreprise serait donc un sentiment de vacance. « Un artiste doit parfois se muer en plante, végéter. Ce « parfois » peut prendre beaucoup de temps», dit-il. Sans travail, assez solitaire, Perlov choisit de faire de ce vide l’élément moteur de son film. Réagissant à ce que le monde extérieur et institutionnel lui impose, l’absence de projet personnel, il se tourne vers son monde privé, intérieur, pour y prélever ce qui constituera la matière première de son film. Ce qui se joue chez lui, dans son appartement, au sein de sa famille, devient son outil de production, et son inactivité propre, le moyen d’intégrer et d’ingérer à toute heure du jour ou de la nuit de nouvelles images. Le projet est à ce point inouï que Perlov lui-même semble à de nombreuses reprises dépassé par ce qu’il entreprend. Face à l’inversion, à l’effet de bascule qu’il s’est imposé, qui consiste à faire de son intimité un objet réappropriable, observable, et donc mis à distance, le cinéaste prend une décision qui relève du pari. Un pari esthétique, qui fait entrer l’intime dans la dimension de l’expérimentation : il filmera bien son quotidien au fil des années, regardant ses amis vieillirent, ses filles jumelles grandirent, mais il adoptera pour cela un mode de réalisation inédit : le film énoncera lui-même ses propres procédés de fabrication comme s’il dévoilait plan après plan la recette qui avait servi à sa réalisation. Une rhétorique entièrement neuve est mise au service de ce principe. Des plans explicatifs racontant le projet et son évolution, des répétitions volontaires, des tentatives ratées, des accidents ou des hasards : le film s’expérimente, se crée sous nos yeux. La voix off anglaise se charge de nommer, d’expliciter ces « évènements cinématographiques ». En voici les premiers mots : « Mai 1973, j’achète une caméra. Je commence à filmer moi-même et pour moi-même. Le cinéma professionnel ne m’attire plus. Je filme jour après jour à la recherche d’autre chose. Je cherche avant tout l’anonymat. Il me faut du temps pour apprendre à le faire». Le film de Perlov contient donc malgré tout un récit : celui d’un film en train de se faire. L’objet fini et sa lente élaboration ne feront qu’une seule et même chose. Si l’on suit la vie du cinéaste depuis 1973 jusqu’à 1983, on suit également l’accumulation des images, puis le montage même du film : l’instant crucial où Perlov achète fièrement et fait monter chez lui une table de montage signe le fait que l’élaboration du film aura lieu dans le même temps, et dans le même espace où il filme une partie des images, les agence et écrit la voix off. Le film procède donc comme un long déploiement, une lente avancée qui seconde l’avancée de la vie même.
A l’innovation narrative qui consiste à tenir de sa vie un journal filmé, correspond ainsi une grande nouveauté plastique, formelle. On imagine dès lors à quel point l’objet fini ne ressemble à rien de connu ni d’identifiable. Il est difficile d’en proposer une quelconque description, puisque le projet lui-même ne choisit pas de forme clairement définissable, préférant suivre les méandres et les doutes que lui impose l’œil-caméra de Perlov. La caméra semble en effet être devenue la prothèse de l’œil du cinéaste, venant prolonger et redoubler sa présence. Un regard actif, réactif, une forme d’attention bienveillante ou encore inquiétante : il le dit lui-même, la caméra est aussi une arme, qui traque l’image jusqu’à l’absorber. Perlov vit dans une haute tour de Tel Aviv qui figure son point d’ancrage, celui auquel il reste absolument fidèle durant tout le tournage de son Journal. Il s’y instaure gardien de phare, sentinelle d’une ville, d’un pays, parfois du monde. Il voyage beaucoup mais y revient toujours, comme si de là il pouvait, à travers de longs plans panoramiques, laisser son regard errer sans rien chercher à isoler ni choisir. La beauté du projet tient bien entendu à cette question d’échelle et de distance impossibles à trouver ni à fixer : le fait de devoir balayer de façon homogène le proche et le lointain, une vie de famille, et une vie de citoyen actif, de spectateur. Refusant de considérer sa tour comme une tour d’ivoire, l’appartement qui en est le point culminant prend au cours du film une texture de plus en plus poreuse, théâtre des évènements qui s’y déroulent, réceptacle et lieu de rencontres, de discussions, de confessions. A ces scènes viennent répondre de longs plans pris à la volée dans la ville, au gré des flâneries ou des rendez-vous de Perlov.
Quant à l’humanité qui se dégage du Journal, elle est, en un sens, politique. Si Perlov vit et travaille en Israël, il semble vouloir renouveler ce choix quotidiennement, nous rendant ainsi témoins de sa position de sceptique. Les évènements politiques, les crises que traverse le pays passent sous ses fenêtres, envahissent sa télévision, (images de guerre notamment), elles s’installent donc logiquement dans le film. Celui-ci ne peut dès lors que refléter ces images d’un pays en construction, aussi informe ou protéiforme que l’est le projet cinématographique de Perlov. Le ton parfois nostalgique du cinéaste, son pessimisme grandissant face à ce qu’il tente de comprendre et d’interpréter s’imprime à l’image, informe le drame plastique qu’il a placé au cœur de son film. Il est surprenant d’expérimenter à quel point, par sa longueur sans doute, le Journal de Perlov prend progressivement une dimension hypnotique : le temps s’évapore, les images s’accumulent, et notre esprit se prend à les collectionner, à en choisir, ou à choisir son propre itinéraire au sein de celui qu’on lui propose. C’est bien cette image qui demeure, celle de l’itinéraire, du vagabondage urbain. Perlov filme avec intelligence et affection les villes. Parce qu’elles sont faites de chemins, de retours en arrière, d’intersections, de symétries étranges exactement comme son film, dont il dit qu’il pourrait être sa propre carte d’identité.


clara schulmann
paru in Particules, n°11, octobre-novembre 2005, p.4