COLD MEMORIES – un désert d’explosions fantômes
Juan Sebastian Camelo Abadia
Á relire America de Jean Baudrillard, il est évident que la sidération de vitesse et de whisky glacé au milieu de la Death Valley est une monumentale erreur de méthode. Ou plus précisément un malentendu de méthode. Le Capitalisme totalisé décrit par Baudrillard fait du réel un mirage et une marchandise (à l’image de Las Vegas). La guerre du Viêt-Nam, ce long conflit meurtrier, serait, par exemple, un objet à mi-chemin entre les premiers films de Rambo et Apocalypse Now. C’est le fameux « désert du réel » relayé par les films Matrix, puis par Slavoj Zizec, qui l’explique à sa manière.
La position de fascination théorique exprimée par Baudrillard a été souvent critiquée comme complaisante et / ou comme cynique. Sans revenir sur le fait que ces deux reproches ne recoupent pas grand chose d’autre qu’un reproche moral (c’est mal d’être obnubilé par le Capital), ajoutons seulement que l’approche baudrillardienne se situe - sans l’expliciter tout à fait - du côté du sujet, et non de son objet. L’incapacité innée de la théorie baudrillardienne à analyser le capitalisme, c’est-à-dire à le décomposer dans ses parties hétérogènes, historiques, contradictoires, est l’envers exact de sa capacité à décrire avec force certains effets du capitalisme avancé sur les sujets : l’impression de bloc et d’écoulement naturel de l’ordre marchand, où toute chose finit par gagner sa place dans la vitrine universelle de signes à valeur gelée, égalisée, en tant qu’icônes ou produits dérivés.
Mais à relire encore à rebours un livre comme Simulacres et simulation, dont le titre m’évoque à lui seul le monde immatériel et arbitraire de la spéculation financière, on tombe sur une analyse géopolitique des plus concrètes. Simulacres et simulation pourrait être décrit comme le livre de la bombe H. En effet Baudrilard stipule le fait terriblement matériel que l’existence de l’arsenal nucléaire crée par sa seule existence l’impossibilité politique de passer à l’un des actes anthropologiques les plus essentiels : la guerre, nous privant ainsi de tout un pan du monde de l’action, dont – j’ajoute - l’imaginaire révolutionnaire dépend directement. Prolongeant cette observation, on pourrait dire que l’irréalité produite par le capitalisme marchand se continue et s’exacerbe dans sa techno-science. L’alliage génétique/atomique est dans ce livre un véritable leitmotiv ; et le nucléaire est cette chose qui, touchant à notre matériel génétique, désagrège de manière irréversible notre existence biologique. L’atome et le génome, ultimes briques de notre expérience matérielle, nous nous acharnons à les décomposer.
La sidération cool du désert américain est donc l’autre moitié de la sidération glacée de l’effroi atomico-génétique. Dédoublement paniqué qui fait de la Death Valley un lieu où le casino est infiniment plus souhaitable que la troisième guerre mondiale. Aujourd’hui, la peur de la bombe continue de glacer l’Europe, devenue soudainement ultra-pacifique, mais aussi bien les diplomaties hystériques des couples ennemis Iran/Israël ou bien Inde/Pakistan.
Sans vouloir négliger les analyses des mutations de la Valeur posées par Baudrillard dans le sillage de Marx, dans ses réussites et son échec, il vaut la peine de se pencher à présent sur ce qui dans son œuvre relève de l’analyse de phénomènes étrangers au capitalisme, mais qui entre en résonance avec lui. Le « terrorisme » - il semble que nous ayons tous accepté ce terme -, par exemple.
Car la bombe, même artisanale, ou la voiture piégée dont Mike Davis a retracé l’histoire, activent cette même disproportion entre des acteurs (quelques individus), leurs outils (quelques menus objets) et par ailleurs leurs effets sur la réalité sociale, soumise au fantôme de l’explosion subite. Soumise au fantôme (ou au fantasme, pour d’autres) d’une rupture causale telle que toute bombe la produit : ça explose sans prévenir, n’importe où et n’importe quand, déchiquetant en un instant ce qui a mis si longtemps à s’installer jusqu’à se faire oublier – la normalité. L’espace et le temps perdent leur continuité. Telle la marchandise, qui efface à la fois son origine (le travail) et son usage au profit exclusif d’une qualité secondaire, l’échange, la bombe rompt elle aussi le cheminement mental d’un avant et d’un après. Du point de vue du sujet, une bombe est une apparition, un miracle négatif qui fait sauter en un clin d’œil les laborieuses lois naturelles de l’action et de la mémoire. Un traumatisme qui commence à agir avant même d’avoir eu lieu pour peu qu’on en ait peur. Or, on a raison d’en avoir peur. Le désert, en ce sens, est le lieu métaphorique de cette dévastation en puissance, miroir post-nucléaire apaisé : promesse d’un avenir post-traumatique, quitte à en être absent.
Mais, avez vous déjà étendu en pleine nuit le délicat bruissement cristallin du sable balayé par les vents le long des dunes dans un vrai désert ? Moi non, on me l’a raconté.