Chronique Chinoise # 5

Entre cinéma et art contemporain. Aperçus sur la création contemporaine française et européenne.



Confronter une image à sa légende. Retourner dans son pays après dix ans d’exil. S’assurer de la ressemblance entre un modèle et son portrait. Retrouver le sujet perdu d’une photographie. Suivre les traces d’une famille. Rendre une caméra à son propriétaire. Rechercher un ami de son père, vingt ans plus tard. Telles sont quelques-unes des voies de traverse utilisées par certains cinéastes aujourd’hui pour construire leurs films. Le point de départ est une image, trouvée par hasard ou glanée dans un album de famille. Le film est le récit de sa restitution, voire de sa reconstitution. Une image ressemble-t-elle à son modèle, ou produit-elle de la différence ? Avivé par le mode de l’enquête, sinueux, incertain, susceptible de se perdre en chemin, le jeu entre l’image et sa légende occasionne un faisceau de doutes, d’incertitudes, de leurres, qui alimente la fiction. Le passage troublant du document trouvé à sa restitution renouvelle notre relation à l’Histoire. Le réel n’est plus une donnée immédiate, il suppose une médiation. C’est en questionnant la fonction des images qu’un récit peut naître, que le réel peut être appréhendé, que des pans méconnus de l’Histoire peuvent apparaître. Autant de stratégies critiques qui inventent de nouveaux modes narratifs, proches du travail de l’écrivain allemand W. G. Sebald qui aura su inquiéter dans ses livres, par son usage ironique de l’illustration, la valeur testimoniale de la photographie.

Je voudrais présenter quelques films de deux cinéastes singuliers dont les œuvres présentent des similitudes frappantes. Leurs films se caractérisent le plus souvent par un usage radical du dispositif. Ils répondent à une proposition ou une promesse. Henri-François Imbert est un documentariste français qui a réalisé, entre autres, les films suivants : Sur la plage de Belfast (1996), Doulaye, une saison des pluies (1999), No pasarán, album souvenir (2003) et, plus récemment, le Temps des amoureuses (2008). Chacun de ses films suppose une quête généalogique autour d’un être ou d’une image. Des images sont trouvées. Une image a été perdue. Conjuguant le hasard des rencontres et la logique de l’enquête, le film découvre en chemin des blessures secrètes. Sepideh Farsi est une cinéaste d’origine iranienne qui vit en France depuis 1984. Ses films croisent le documentaire : Homi D. Sethna. Filmmaker (2000), le Voyage de Maryam (2002), Harat (2007) et la fiction : Rêves de sable (2003), le Regard (2005). Le motif de la photo trouvée, du retour au pays natal, de la mémoire, de la filiation sont des thèmes qui traversent ses différents films.

Au-delà des ressemblances thématiques entre les œuvres des deux cinéastes se profile la question du dispositif. Le film obéit à une règle du jeu qui dicte sa structure et sa forme. Sans doute la place du dispositif dans leurs films tient-elle à l’influence des croisements entre le cinéma et l’art contemporain.

Henri-François Imbert

Le premier film de Henri-François Imbert, Sur la plage de Belfast, expose d’emblée les préoccupations du cinéaste, à la manière d’un manifeste. Le réalisateur fait développer un film super-8 trouvé dans une caméra achetée par une amie chez un antiquaire à Bangor en Irlande. Le petit film de deux minutes montre une famille sur une plage, une femme qui tient un plat en argent, des scènes chez un brocanteur. Fasciné par ces images, Henri-François Imbert souhaite retrouver les acteurs de ce film. Sur la plage de Belfast suit les étapes d’une enquête à rebondissements, menée de proche en proche, accompagnée par la voix neutre et posée du cinéaste qui relate les épisodes. Sur la base d’indices fragiles (la vitrine d’un magasin d’antiquités), le réalisateur finit par retrouver le vendeur, les voisins et, finalement, la famille qui découvre avec émotion des images inconnues d’elle, filmées onze ans auparavant. Le film super-8 semble sortir du néant, oublié dans une caméra, retrouvé et restitué par un jeune Français.

Henri-François Imbert, Sur la plage de Belfast, 1996.

L’enquête reste fragile, susceptible de s’interrompre à tout moment. Le spectateur observe le jeu contrasté d’un suspense qui ressemble étrangement à celui d’un film policier avec ses témoins successifs, ses fausses pistes, ses déceptions, ses hasards soudains. Au fil de l’enquête, l’arrière-plan politique émerge peu à peu. Le conflit irlandais est évoqué à plusieurs reprises. La quête anecdotique, presque romanesque, d’une image perdue se transforme en document politique. Plus troublant encore reste la figure paternelle. Car ce petit film super-8 a été tourné par le père, décédé depuis. Sa caméra a été vendue en laissant le film à l’intérieur. Sur la plage de Belfast se conclue par des retrouvailles familiales en l’absence du père. Restituer une image à son propriétaire, retrouver les acteurs d’un film revient à suivre un fil généalogique marqué par le deuil et la disparition.

Après ce premier opus, qui semble le fruit d’un heureux hasard, sans suite possible, il est curieux d’observer que les films suivants de Henri-François Imbert seront construits sur cette même méthode qui conjugue le projet et l’aléa. Dans Doulaye, une saison des pluies, il part à la recherche d’un ami malien de son père. Placée là encore sous l’invocation paternelle, cette quête se conclue par une rencontre énigmatique et quelque peu déceptive avec cet homme autour d’une caméra. Dans No pasarán, album souvenir, le réalisateur retrouve chez ses grands-parents une série de six cartes postales. Ce sont des images prises lors de la fuite des Républicains espagnols pour rejoindre la France sous la menace des troupes franquistes en 1938. À travers la recherche de la collection complète des cartes postales, Imbert reconstitue une histoire refoulée. On apprend comment les Français placèrent ces réfugiés dans des camps, comment certains réfugiés quittèrent les camps français pour trouver directement la mort dans les camps allemands de Mauthausen. La dernière scène du film montre des réfugiés à Sangatte aujourd’hui qui évoquent leurs conditions de vie en regardant ces cartes postales anciennes. L’histoire personnelle (des images trouvées chez ses grands-parents) rencontre l’Histoire.

Henri-François Imbert, No pasarán, album souvenir, 2003.

Les films de Henri-François Imbert sont sous-tendus par un sens aigu de la surprise. La recherche d’une origine ou d’un lieu perdu suppose une logique de l’après-coup. Il s’agit de restituer un objet perdu, de revenir sur les traces d’un lieu effacé, de rencontrer un témoin disparu. Curieusement, les rencontres filmées par le cinéaste feignent souvent l’immédiateté de la première fois. Mais Imbert est un cinéaste de la seconde fois. La première fois est déjà une seconde fois. On peut s’interroger sur la dimension théologique, voire mystique, de son cinéma. Libre arbitre ou prédestination ? Lors de cette recherche difficile d’une origine perdue, le cinéaste est-il guidé par la grâce ? Henri-François Imbert trouve toujours. Les signes abondent dès lors qu’il se met en quête. Mais si l’objet de son désir est toujours atteint (une famille, un ami du père, une collection de cartes postales), cette rencontre délivre un sentiment de deuil. L’objet trouvé s’avère déceptif ou signale une absence, une disparition : le père décédé irlandais, l’ami malien, les réfugiés espagnols envoyés dans les camps allemands. L’origine n’est jamais comblée. Les films traduisent un équilibre fragile entre le hasard et l’enquête, entre le document et la fiction.

Sepideh Farsi


Sepideh Farsi, le Voyage de Maryam, 2002.

Dans le film de Sepideh Farsi, le Voyage de Maryam, une jeune femme iranienne, exilée depuis longtemps, se rend à Téhéran pour retrouver les traces de son père. Elle montre sa photographie aux personnes croisées dans la rue. Sa déambulation inquiète et mélancolique ressemble rapidement à la traversée d’un labyrinthe où se confondent le vrai et le faux. Chacun croit reconnaître l’effigie du fantôme. Un doute s’installe dans l’esprit du spectateur. Le film est tourné en caméra subjective. À qui s’adressent dès lors ces témoins volubiles ? À l’héroïne, Maryam, ou à la cinéaste ? La forme documentaire ne serait-elle qu’une simple stratégie de mise en scène ? Le Voyage de Maryam se révèle être un jeu de rôles où les passants rencontrés au hasard, au gré de l’enquête, sont eux-mêmes des comédiens. L’un des passants explique longuement ses propres expériences de figurant en exhibant des photographies. La reconnaissance est un leurre. Les témoins croient reconnaître un fantôme, et le spectateur un documentaire. La cinéaste affectionne ces chassés-croisés entre le réel et son double.

Un film plus récent, Harat, multiplie les mêmes soupçons. Il s’agit d’un voyage cette fois-ci réel de la cinéaste, en compagnie de sa petite fille Darya et de son père, au Moyen Orient à la recherche d’ancêtres familiaux venus d’Afghanistan. Cette recherche des origines joue sur plusieurs registres. Non seulement le point de vue est diffracté au sein du film (Darya filme avec un téléphone mobile certaines scènes), mais les rencontres familiales en Iran ont souvent lieu autour d’un album de photographies. Chacun est amené à juger de sa ressemblance possible avec un aïeul. La reconnaissance s’avère difficile. À la fin du film, les protagonistes retrouvent une lointaine cousine, mais les indices se prêtent à d’éventuelles équivoques. La cousine hésite sur son âge, évoque une absence de dents. L’image semble contredire chacune de ses affirmations. Comment raconter une histoire dès lors que les images dissemblent, mentent ? Les films de Sepideh Farsi sont construits autour d’une image fallacieuse. Retrouver l’image perdue, originelle, signifie une course sans fin, comme en témoignent les récits d’exilés iraniens dans son très beau film documentaire, réalisé en 1998, Le monde est ma maison.

Sepideh Farsi, le Regard, 2005.

Il est frappant de voir que la cinéaste a joué sur les mêmes motifs dans deux longs métrages de fiction. Dans Rêves de sable, trois personnages (un camionneur, une jeune mariée et un enfant) se rencontrent à la suite d’un accident apparemment mortel et traversent l’Iran et ses déserts. Le film est proprement onirique. Sont-ils conscients de leur nature spectrale ? Ils doivent sans doute mourir une seconde fois pour mourir vraiment. Ce très beau film, d’une grande force plastique et visuelle, n’est pas sans évoquer l’ombre du cinéaste arménien Serguei Paradjanov. En construisant son récit sur le post mortem, la cinéaste insiste sur le caractère second de la fiction. Ses films utilisent un mode souvent allégorique. Dans le Regard, un homme, Esfandyar, exilé politique iranien, perd lentement la vue et décide de se rendre en Iran. Il assiste à la mort de son père et retrouve un amour de jeunesse, Forough (elle épousa son père suite à son départ précipité). Le récit, complexe, déconstruit, impossible à saisir dans son immédiateté, s’éclaire progressivement au gré d’une lente mise au point narrative tandis que le personnage principal plonge peu à peu dans le noir. Le propre de l’exil n’est-il pas d’actualiser sans cesse l’expérience de la seconde fois comme perte ? Mais c’est aussi une manière de parler du rôle des images et du cinéma lui-même, pris dans une temporalité seconde, post mortem.

Les œuvres de ces deux cinéastes sont proches par leur thématique politique et leur souci documentaire. On peut s’interroger sur cette proximité entre un cinéaste français, soucieux des tensions internes à l’Europe et de son passé colonial, et une cinéaste iranienne, confrontée à l’expérience de l’exil. Sans doute est-ce précisément la manière dont le cinéma lui-même se déplace qui rend possible cette communauté. La ligne entre la fiction et le documentaire, l’autobiographique et le politique, ne cesse de se déplacer. Ces deux œuvres en témoignent avec force. Comment raconter une histoire dès lors que le témoin est absent ? Chacun de ces films obéit à un dispositif à l’intérieur duquel le statut du témoin vacille. L’auteur emprunte une position fragile en construisant son film autour de dispositifs : un journal de voyage, une enquête, un récit minimal. Il rencontre, de ce fait, les travaux de l’art contemporain, témoignant par cette proximité du « devenir-art » du cinéma lui-même.

Texte d'Erik Bullot.