Chronique Chinoise #6.

Entre cinéma et art contemporain. Aperçus sur la création contemporaine française et européenne.

Matthias Müller, Phantom, 2001.

Diverses actrices célèbres du cinéma hollywoodien (on peut reconnaître Lana Turner, Tippi Hedren ou Grace Kelly) semblent éprouver le même frisson inexplicable dans leur demeure luxueuse et privée. Des spectateurs, échappés de différents films, applaudissent un spectacle invisible. De brefs extraits de films de Hitchcock, centrés autour de séries d’objets ou d’indices (une carte de visite, un briquet, une cravate, un mouchoir brodé, une broche, une tache de sang, un téléphone, un pistolet, une poignée de porte, un volant d’automobile), forment une intrigue sans motif, proche du rébus et de l’énigme. Des fragments de clips musicaux célèbres sont mis en boucle et diffusés sur des écrans déployés dans l’espace, soumettant le spectateur à l’écoute d’un babil frénétique et régressif. Des modèles s’exercent à un karaoké collectif qui se transforme en étrange cacophonie. Ces exemples variés illustrent un même geste de réemploi et de citation. Post-cinéma, en un sens, qui envisage l’histoire du médium comme un répertoire de clichés. Je voudrais questionner la manière dont le cinéma et la culture de masse se trouvent réfléchis dans le travail d’artistes contemporains. De nombreuses œuvres, filmiques ou plastiques, inventent une forme seconde en recourant au remake, au collage, à la boucle, au sample, au found footage. Ce geste mimétique et politique de détournement témoigne à la fois d’un procès de déconstruction et d’une part de fascination. Le détournement ironique ou critique suppose une reconnaissance familière chez le spectateur des éléments culturels tout en produisant des effets fantastiques.

Je présenterai les œuvres de deux artistes, de renommée internationale, qui éclairent de manière contrastée cette question du réemploi. S’il rencontre l’art contemporain, notamment par ses installations réalisés en collaboration avec l’artiste Christoph Girardet, le travail de Matthias Müller, cinéaste allemand, s’inscrit dans une tradition forte du film expérimental. Née à Johannesburg, vivant à Berlin, l’artiste Candice Breitz travaille la boucle et le sample en usant des ressources de l’art numérique dans des installations souvent spectaculaires.

Matthias Müller

Il est possible de déceler dans l’œuvre de Matthias Müller une veine poétique, de nature allégorique — The Memo Book (1989) ou Pensão Globo (1997), par exemple — et une veine plus théorique, usant du réemploi de séquences tirées de l’histoire du cinéma. Cette division reste délicate et incomplète, car le cinéaste use couramment du found footage dans nombre de ses œuvres. Je privilégierai toutefois dans le cadre de cette chronique ses films ou installations inspirés par l’histoire du cinéma. L’un de ses films les plus célèbres, Home Stories (1991), est constitué d’extraits de films hollywoodiens. Si différentes actrices se succèdent à l’écran, l’action semble continue. Une femme se réveille, seule, dans sa maison. Est-elle la victime d’une obscure menace ? Le secret est-il derrière la porte ? Elle traverse des couloirs, allume la lumière, ferme une porte, regarde par la fenêtre, inquiète et anxieuse. De sombres pressentiments ne seront jamais éclaircis. Nous ne connaîtrons jamais la raison exacte de sa peur. Les éléments de l’intrigue sont détachés de tout récit explicatif. Le suspense devient énigme. En séquestrant l’héroïne dans sa maison, le lieu familier devient le théâtre du crime. Par ce geste de déconstruction (variation des actrices, continuité des actions, fragmentation), le cinéaste produit une manière d’analyse sémiologique des codes idéologiques. Il révèle les stéréotypes du regard masculin sur l’héroïne hollywoodienne, victime angoissée et objet de désir. Ce caractère théorique du propos n’oblitère pas la part de fascination, voire de kitsch. Home Stories obéit à un double mouvement, à la fois critique et fasciné.

Différents films, co-réalisés avec Christoph Girardet, témoignent de cette part de fascination et d’énigme critique. Présentée en 1999 sous la forme de six écrans, l’installation Phoenix Tapes, d’après Hitchcock, prolonge ce travail de déconstruction. En prélevant des fragments brefs dans ses films, les artistes démontent les figures du cinéma hitchcockien à la manière d’une leçon de cinéma mais créent également un second récit, trouble, basé sur la boucle, le fétiche, la série. Les procédures du montage ne sont pas sans évoquer le travail du rêve. Chaque série (le déraillement, l’attente, l’amour de la mère, la chambre, l’endormissement) obéit à des procédés de déplacement et de condensation. Si le travail de citation occulte le récit et l’intrigue, les séries d’objets, les associations produisent une sorte de drame latent, privilégiant les lieux vides, le hors champ, les indices. Réalisé en 2003, Play est composé d’extraits de films représentant des spectateurs dans différentes salles de spectacle. Après une première ovation et un concert d’applaudissements, les spectateurs se retrouvent livrés à eux-mêmes, immobiles, interdits, dans le silence de la salle. Les deux artistes ont choisi des extraits où les spectateurs sont en proie à une attente indéfinissable. Les regards inquiets, les soupirs, les visages méditatifs et concentrés, les regards scrutateurs derrière des jumelles de théâtre témoignent d’un spectacle à venir qui semble se dérober continûment. Le spectacle n’a plus lieu, le drame est devenu celui du spectateur seul dont la détresse est visible. Sous sa forme énigmatique, ce film témoigne d’un âge second du cinéma. L’acteur s’est déplacé (on peut reconnaître dans l’assistance Cary Grant ou Liz Taylor) : il est devenu le spectateur d’un scène soustraite au regard. Un film récent Kristall, co-réalisé avec Christoph Grardet en 2006, prolonge ce jeu spéculaire entre l’acteur et le spectateur.

Matthias Müller et Christoph Girardet, Kristall, 2006.

La nature allégorique, voire onirique, du travail de Matthias Müller est très présente dans son beau film Alpsee, plus secret, réalisé en 1994. À travers des fragments de found footage et des scènes de studio, aux couleurs primaires et saturées, rappelant l’imagerie publicitaire, le design et l’électroménager des années 60, le cinéaste dresse un tableau songeur de son enfance. Procédant par associations visuelles (entourer un arbre de ses bras et mettre un bracelet autour de son poignet, par exemple), le rapprochement entre les images, souvent déconcertant, crée d’étranges relations, proches du lapsus : du lait déborde et inonde les escaliers, une cruche se brise, un enfant joue au puzzle. Les fragments composites d’une enfance s’éclairent au gré d’emprunts à la culture de masse. L’histoire privée, individuelle, s’exprime désormais à travers un certain nombre de standards.

Si le travail de Matthias Müller produit une lecture critique des codes du cinéma, il invente, ce faisant, des modes de récit gouvernés par l’énigme, l’ellipse, le hors champ. Quelle est la charge symbolique des images prélevées à notre mémoire commune ? Comment construire aujourd’hui de la singularité avec des lieux communs ?

Candice Breitz

Née à Johannesburg (Afrique du Sud), l’artiste Candice Breitz vit actuellement à Berlin. Elle expose régulièrement dans de nombreux musées d’art contemporain. Une exposition importante s’est tenue à la Kunsthalle de Berlin à l’automne 2008. Les œuvres vidéo de Candice Breitz sont des installations à écrans multiples, souvent spectaculaires. L’artiste utilise un matériau de référence tiré de la culture de masse — films hollywoodiens, chansons de variétés internationales — qu’elle transforme et détourne selon des opérations techniques précises en privilégiant les opérations de langage. On peut distinguer dans son travail deux procédés techniques majeurs : la répétition (prélever des fragments et les mettre en boucle), l’imitation (explorer les figures du karaoké ou du play-back). L’artiste tente d’atteindre un point de transformation plastique de notre propre relation à la culture de masse. Décrivons certaines de ses installations.

Candice Breitz, Becoming, 2003.

Babel Series (1999) se présente sous la forme de sept moniteurs déployés dans l’espace. Sur chacun des moniteurs, différents chanteurs de variétés pop (Madonna, Queen, Prince, Abba…) semblent atteints d’un trouble du langage. L’artiste n’a retenu que des fragments brefs, en boucle, où le chanteur prononce un seul phonème. Madonna chante continûment « Pa… pa… pa… » et Freddie Mercury « Ma… ma… ma… », produisant un babil des premières années de l’enfance. Si l’effigie des vedettes est immédiatement reconnaissable, le concert simultané des différentes voix produit une étrange cacophonie.

Les dix moniteurs en cercle de Karaoké (2000) organisent un curieux karaoké. Sur chacun des écrans, un chanteur différent tente d’entonner la chanson Killing Me Softly. Enregistrés à New York, les dix chanteurs n’ont pas l’anglais comme langue maternelle, mais le russe, le coréen, l’espagnol, l’allemand, le vietnamien… D’où leur difficulté à reproduire l’intonation exacte de la langue anglaise, standard universel de la communication. L’un d’entre eux, incapable de prononcer correctement les paroles, siffle même la mélodie. Les paroles de la chanson, transformées, déplacées, déphasées, disparaissent sous le brouhaha. Placé au centre du cercle, le spectateur ne perçoit plus là encore que cacophonie. Comment créer de l’altérité à l’intérieur d’un standard ? Comment échapper à l’aliénation ?

Ces différentes questions se retrouvent dans la plupart des installations de l’artiste. Je pense à des œuvres plus récentes : Queen (A Portrait of Madonna, 2005) ou Working Class Hero (A Portrait of John Lennon, 2006). L’artiste œuvre à une déconstruction critique des normes de la culture de masse en interrogeant la possibilité (et l’impossibilité) d’un langage commun. Le cinéma aura longtemps été pensé, dès son invention, comme une manière d’espéranto, la possibilité d’un idiome universel. La culture de masse est-elle devenue l’unique langage universel ? Par ses installations, Candice Breitz interroge la place et le rôle du spectateur. Celui-ci est-il voué à du pur mimétisme ? L’œuvre la plus inquiétante à cet égard est sans doute Becoming (2003). Deux fois sept moniteurs, dos à dos. D’un côté, de brefs extraits en boucle de films où l’on peut reconnaître les actrices Cameron Diaz, Julia Roberts, Jennifer Lopez, Meg Ryan, Neve Campbell, Reese Witherspoon et Drew Barrymore ; de l’autre, sur sept autres écrans, l’artiste, en chemise blanche sur un fond neutre, s’essaie à reproduire en play-back le jeu et les mimiques des actrices (torsion du buste, expressions du regard, hochement de la tête). Le jeu mimétique, admiratif, du fan se transforme en séance de possession, voire de dépossession, en reproduisant les clichés idéologiques propres aux comédies sentimentales américaines (séparation, jalousie, dépit amoureux, aliénation). À la manière des films de Matthias Müller et Christoph Girardet, les installations de Candice Breitz articulent subtilement distance critique et fascination.

Dans Soliloquy Trilogy (2000), l’artiste a réduit trois films (Basic Instinct, The Witches of Eastwick, Dirty Harry) aux seuls moments de parole de son acteur principal (Sharon Stone, Jack Nicholson, Clint Eatswood). La présence parlante de Sharon Stone au cours du film Basic Instinct se réduit à sept minutes. Étrange soustraction. Les acteurs hollywoodiens sont-ils silencieux ? Le procédé pose plusieurs questions. S’agit-il du geste fétichiste d’un fan souhaitant privilégier la présence de sa star, du constat économique de la place du travail chez l’acteur hollywoodien ou d’une technique de déconstruction du film, soumis à des sautes logiques et des ruptures narratives ? Le procédé joue assurément sur plusieurs registres, d’où la complexité des installations de l’artiste sous l’apparente simplicité de leur formulation. L’œuvre de Candice Breitz semble en effet répondre à une formule logique, voire un théorème. Elle soumet la culture de masse à un détournement numérique, voire chirurgical, dont la démonstration visuelle séduit et bouleverse l’esprit et les sens du spectateur par une constante suspension du sens.

Il est frappant d’observer combien deux œuvres différentes peuvent dialoguer. Si certaines installations de Matthias Müller appartiennent au champ de l’art contemporain à l’instar de celles de Candice Breitz, des films comme Home Stories ou Alpsee renvoient davantage à la tradition du film expérimental par leur usage plastique du found footage (on pense à certains films de Gustav Deutsch ou Bill Morrison). On retrouve toutefois un point commun chez les deux artistes. Les différents éléments cités (chansons de variétés, films hollywoodiens) sont détachés de leur contexte et produisent, par répétition et transformation, un sentiment d’« inquiétante étrangeté ». Cette notion empruntée à Freud décrit le sentiment d’angoisse ressenti à la découverte de ce qui devait rester dans l’ombre et qui en est sorti. Freud insiste sur le caractère négatif de la vie psychique, qu’il s’agisse du retour du refoulé (ce qui est enfoui fait retour) ou d’une croyance dépassée (l’immortalité, par exemple). Difficile de ne pas voir chez ces héroïnes de Matthias Müller enfermées dans la pénombre de leur logis, chez cet enfant égaré parmi les ustensiles de cuisine, chez ces personnages hitchcockiens livrés à l’énigme des indices la présence d’une familiarité soudain inquiétante. Plusieurs œuvres du cinéaste explorent d’ailleurs directement la question du fantôme (Phantom ou Pictures). Difficile également de ne pas voir dans les boucles mécaniques de Candice Breitz, chez ces stars qui s’adressent à elles-mêmes ou ces fans épris de ressemblance, dans le spectacle de ces karaokés cacophoniques un trouble profond de la reconnaissance. La culture de masse constitue désormais notre mémoire familière. Si les univers culturels et les références des deux artistes sont différents, la culture populaire et l’histoire du cinéma constituent pour l’un et l’autre un objet de fascination et d’exorcisme. Ce qui revient est désormais inscrit dans la mémoire collective comme une ombre.

Texte d'Erik Bullot.