Chroniques Chinoises # 3

Entre cinéma et art contemporain. Aperçus sur la création contemporaine française et européenne

Philippe Fernandez, Connaissance du monde (Drame Psychologique), 2004.

L’arrivée du numérique met le cinéma au défi de sa métamorphose. Est-il voué à se transformer radicalement au point de disparaître, ou peut-il survivre à sa propre extinction sous un corps d’emprunt ? Son devenir numérique appartient-il encore à l’histoire du cinéma, ou est-ce le premier chapitre d’un nouveau récit ? Ces questions critiques informent aujourd’hui le dialogue entre le cinéma et l’art contemporain. Le cinéma d’exposition, sous les formes de l’installation, n’est-il pas une réponse à la perte d’influence de la salle de projection traditionnelle ? Le devenir-art du cinéma n’est-il pas une manière d’imaginer sa transmutation ? Au-delà de la relation à l’histoire du médium, c’est aussi une relation plus générale à l’Histoire qui se dessine. Le cinéma a eu la vocation en effet, au cours du XXème siècle, d’être le témoin majeur de l’Histoire. Peut-il encore, à l’heure de l’information en temps réel, témoigner de son temps ?

Réfléchir à la nature de la relation à l’Histoire dans le champ de l’art suppose d’observer le modèle temporel dont les œuvres s’inspirent. Les artistes sont-ils à même d’inventer de nouveaux récits ? Raconter une histoire a longtemps été l’objet d’un déni de la part de l’avant-garde et du modernisme au profit d’un questionnement sur la spécificité du médium. Si le récit réapparaît aujourd’hui dans certaines œuvres à mi-chemin du cinéma et de l’art contemporain, il convient d’observer le principe dramaturgique qui les sous-tend. Ce n’est plus un récit porté par une promesse, une annonce ou la résolution d’un conflit. Raconter une histoire suppose désormais la conscience voilée de la fin de l’Histoire. Le récit n’est pas seulement déconstruit, il est le plus souvent lacunaire, discontinu, menacé par l’entropie, la répétition, le bégaiement. La promesse de la révolution s’est estompée. L’histoire a déjà eu lieu. Il s’agit d’inventer de nouveaux récits sur les traces des événements passés ou dans les ruines des lieux oubliés.

Je voudrais présenter autour de cette problématique les œuvres de deux artistes : Philippe Fernandez et Tacita Dean. Leurs œuvres sont dissemblables par leur forme et leur mode d’exposition : Philippe Fernandez est cinéaste, il réalise des films proches du cinéma d’auteur, montrés en salle ; Tacita Dean est une artiste anglaise qui présente des installations, des tableaux à la craie, des livres d’artiste, en galerie ou dans les musées. Au-delà de leurs différences, une même inquiétude traverse ces œuvres : comment raconter une histoire prise dans une temporalité de la reprise et de la répétition, entre mémoire, oubli et nostalgie.

Philippe Fernandez

Les films de Philippe Fernandez frappent par leur cohérence plastique. Ils sont réalisés le plus souvent en 35 mm dans un très beau noir et blanc qui évoque le cinéma classique. Ses films conjuguent la métaphysique et le burlesque. Ils décrivent des personnages, excentriques ou singuliers, épris de sciences occultes ou de bricolage. Son premier film, Conte philosophique (la Caverne), réalisé en 1998, s’inspire directement de l’allégorie de Platon, tirée du Livre VII de la République. Dans une salle dont le fronton s’orne du mot LUX, les modèles de l’allégorie platonicienne attirés par les ombres sont devenus des spectateurs de cinéma. La figure de la projection est l’une des figures privilégiées du cinéaste, qui aime inscrire le procédé de la projection, au sens optique, lumineux, architectural, dans ses films. L’un des spectateurs quitte la salle et découvre le paysage dans un étonnement constant. Ses déambulations deviennent rapidement celles d’un corps burlesque confronté à l’étrangeté même du monde, vu pour la première fois. Il est symptomatique que le premier film de Philippe Fernandez, construit à la manière d’une épure, expose une sortie du cinéma. Raconter des histoires suppose-t-il désormais un hors champ à la salle de projection ?

Philippe Fernandez, Perspectives atmosphériques, 2008.

Ce premier film sera suivi de Réflexion (1999) qui retrace la rencontre d’un écrivain malheureux, convaincu de l’apocalypse, et d’un peintre au bord d’un étang, épris de symétrie. Leur rencontre précipite des scènes cocasses, au bord de l’absurdité. Le troisième film, Connaissance du monde (Drame psychologique), réalisé en 2004, s’intéresse, lui, au protocole de la conférence géographique. Un conférencier expose ses vues sur les statues de l’île de Pâques. Persuadé de la présence passée des extra-terrestres sur l’île, il voyage sur les lieux de sa quête et finit par se perdre dans sa propre rêverie. Le conférencier est entré dans le tableau. Son dernier film, Perspectives atmosphériques (2008), expose les agissements d’une société excentrique (un peintre soucieux de représenter les variations atmosphériques du ciel, un amateur de voiture de course, des enfants passionnés de conquête spatiale), ébranlée par la chute d’un météorite.

On ne peut qu’être étonné par l’étrange temporalité de ces films. Ils décrivent le plus souvent des actions inutiles ou vouées à une dépense vaine. La quête solitaire des personnages, dérisoire et ironique, qui participe de la vulgarisation scientifique et du hobby de l’amateur, tourne court : un paysagiste épris de vérité devient un barbouilleur, un coureur automobile amateur tente d’améliorer sans succès les performances de son véhicule, un conférencier s’endort au spectacle d’une soucoupe volante. Le récit, alimenté par une inquiétude métaphysique, se déroule dans un paysage déserté, abandonné, d’où l’Histoire semble s’être retirée. L’époque des films évoque en effet l’après-guerre et la France des années 50 dans un climat trouble qui hésite entre la préhistoire et l’ère post-atomique : blockhaus de béton, cube moderne de l’architecture, ville reconstruite d’après-guerre, statues de l’île de Pâques, météorite tombée dans le paysage, témoignant d’une réelle fascination du cinéaste pour les monolithes. Le récit tend vers une certaine entropie. L’Histoire balbutie à la manière d’un disque rayé. Ces films sont des trompe-l’œil où les personnages, après quelque hésitation, finissent par entrer dans le tableau : se promener dans le paysage, vérifier l’exactitude des lieux, éprouver la résistance des matériaux, jouer avec la lumière et les ombres, sauter dans le vide. La sortie de la salle de cinéma et l’entrée dans le tableau sont les deux axes temporels du cinéma de Philippe Fernandez. Ce double mouvement ne caractérise-t-il pas la place du spectateur aujourd’hui ?

Tacita Dean

Les installations de Tacita Dean montrent de courts films 16 mm, en boucle, avec le projecteur présent dans la salle. Les conditions d’exposition de ses œuvres sont l’objet d’une très grande attention de la part de l’artiste. La présence du projecteur, du ruban de film 16 mm confèrent une dimension sculpturale à ses installations et assument également une part importante de nostalgie (l’un des ressorts du travail de l’artiste). Cette part nostalgique donne à ses installations un profond caractère d’énigme, de tonalité littéraire.

Tacita Dean, Boots, 2003.
3 films (English version, French version, German version)

16 mm colour anamorphic film, optical sound, 20 minutes
Courtesy Marian Goodman Gallery, New York / Paris and Frith Street Gallery, London


Les films de Tacita Dean montrent des actions répétitives, voire cycliques : les rotations d’un phare (Disappearance at Sea, 1996), un générateur de vagues (Delft Hydraulics, 1996), le mouvement circulaire d’un restaurant panoramique à Berlin (Fernsehturm, 2001) ou la visite d’une villa art déco à Porto au Portugal (Boots, 2004). Le temps semble pris dans le cycle de sa propre répétition, condamné à l’éternel retour. L’artiste s’intéresse également au motif de l’échec ou de la catastrophe. Ainsi la série de travaux liés au navigateur excentrique Donald Crowhurst qui disparut lors d’une course à la voile en solitaire, sombrant dans le délire (Disappearance at sea II, 1997). Elle aime également, à l’instar des décors des films de Philippe Fernandez, une certaine architecture futuriste surannée : les miroirs acoustiques du Kent, systèmes d’alarme en cas d’attaque aérienne, construits dans les années 30, devenus des blocs d’architecture inutiles dans le paysage (Sound Mirrors, 1999) ou la « maison bulle » à Cayman Brac dans les Caraïbes (Bubble House, 1999), épave utopique ruinée sortie d’un film de science-fiction. Autant de symptômes d’un temps entravé, sans devenir, menacé par l’entropie, marqué par l’échec ou la fin des utopies. Le récit toutefois n’est pas totalement absent. Chacune de ces œuvres donne lieu à de courts textes écrits par l’artiste, publiés dans les catalogues de ses expositions. Ces récits sont autant d’histoires des rencontres et des découvertes qui ont amené à la réalisation des films, d’évocations de personnages disparus, de lieux oubliés, de hasards objectifs, jouant parfois sur les ambiguïtés du vrai et du faux. Retrouver les traces d’un fantôme, découvrir l’origine symbolique de monuments oubliés, rebrousser le cours du temps, établir la généalogie des événements, évoquer la mémoire des vaincus, mener une enquête en passant de témoin à témoin sont quelques-unes des différentes stratégies de l’artiste. Elles inscrivent une dimension dramatique, voire romanesque, dans la production d’installations a priori dénués de narration. Le récit est la part cachée du tableau, son chiffre.

Ce travail archéologique autour d’un passé récent (l’architecture moderne ou les faits divers des années 60) suppose un relevé topographique des traces laissées par les utopies, les échecs et les égarements de l’Histoire. Raconter des histoires s’apparente à un travail de la mémoire. Il est curieux d’observer qu’une même tension dramatique, mêlant la ruine et l’utopie, l’archéologie et le futurisme, traverse les œuvres pourtant très dissemblables de Philippe Fernandez et de Tacita Dean. Le cinéma en dialogue avec l’art contemporain est devenu l’acteur privilégié d’une nouvelle archéologie fictionnelle.

Texte d'Erik Bullot