Entre cinéma et art contemporain. Aperçus sur la création contemporaine française et européenne.
Nombre de films contemporains racontent l’histoire d’une absence. Un personnage disparaît ou perd la mémoire. Un enfant cherche à retrouver les traces d’un parent oublié. Des survivants sont en quête de preuves d’un passé refoulé ou occulté. Les frontières entre les vivants et les morts sont poreuses, autorisant des voyages et des retours entre le monde d’ici bas et l’au-delà. Le cinéma est hanté par une place absente. Il est curieux d’observer la récurrence de tels récits dans le cinéma d’aujourd’hui.
Face à ces scènes énigmatiques, qui conjuguent la disparition, l’amnésie, la survie, se pose avec acuité la question du témoin. Qui peut porter témoignage de la figure absente ? Le spectateur est-il encore le témoin privilégié ? Cette situation narrative se retrouve au plan formel. Qui filme ? Qui regarde ? Ces deux places, celles de l’auteur et du spectateur, sont souvent le lieu d’un trouble dans les films à mi-chemin de l’art contemporain et du cinéma. L’une des tâches de l’artiste ou du cinéaste consiste à inventer des formes nouvelles à partir de cette place absente. Il s’agit moins d’occuper cette place que d’inscrire l’absence dans l’œuvre. Certains films échappent, par exemple, à la maîtrise de l’artiste qui privilégie un dispositif réglé où l’enregistrement d’une situation ne suppose aucune intervention de sa part. L’auteur se retire du film, disparaît lui-même. Parfois le point de vue n’est plus relié à un regard subjectif, le regard est vide, le spectateur semble absent (ou à venir), comme en témoignent certaines installations du cinéma d’exposition qui renouvellent les relations entre le film, l’auteur et le spectateur.
Je présenterai deux artistes dont les œuvres, de manière différente, posent la question de la place du spectateur. Jean-Claude Rousseau est cinéaste. Après un séjour à New York dans les années 80 qui lui fit découvrir le cinéma expérimental, épris du cinéma de Robert Bresson et de Ozu, il a commencé le tournage de films en super-8 qui ont donné lieu à deux longs métrages sortis commercialement en salle à Paris : les Antiquités de Rome (1989) et la Vallée close (1995). Il construit depuis une œuvre minimale, marquée par l’influence croisée, assez singulière, du cinéma classique et de l’expérimental. Son dernier film, De son appartement, a remporté le Grand prix du Festival international du documentaire de Marseille (France) en 2007.Marine Hugonnier est une jeune artiste, qui vit à Londres. Elle œuvre dans le champ de la photographie et du film. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives internationales et expose actuellement au Mamco à Genève (Suisse). Elle réalise des films, à mi-chemin de l’essai et du documentaire, qui interrogent les dispositifs optiques.
Jean-Claude Rousseau
Les films de Jean-Claude Rousseau obéissent à des dispositifs simples. Le cinéaste filme des lieux, des chambres d’hôtels (l’hôtel est son studio), des fenêtres, apparaissant lui-même à l’image sous une forme proche de l’autoportrait. Il place sa caméra en attente du cadre et du plan. Il filme l’attente, la préparation, le sorte de chimie progressive qui permet aux images d’apparaître. Il soumet le film à une sorte d’exténuation visuelle et lumineuse par de longs plans contemplatifs. On découvre l’attente du cinéaste. Il apparaît souvent dans le champ, vient s’asseoir sur le bord du lit, à sa table de travail, devant une feuille blanche ou une fenêtre ouverte, avant de sortir du cadre et de disparaître. Cinéma solitaire, voire solipsiste, qui produit une situation ambiguë, mêlée de présence et d’absence confondues. Au moment où le cinéaste apparaît, qui filme ? Qui regarde cette scène immobile, ce face-à-face entre le cinéaste et sa caméra ? Le spectateur est-il le tiers exclu ou l’hôte invisible ? L’équilibre fragile, entre présence et absence, définit une forme. L’écart entre le calcul du plan, son cadrage, l’attention extrême portée à la lumière, à l’équilibre plastique de l’image d’une part, et de l’autre, le retrait de l’auteur qui s’absente, exerçant le minimum de décision volontaire sur son film, traduit bien cet entre-deux dans lequel se tiennent ces films qui bénéficient d’une reconnaissance paradoxale, entre cinéma d’auteur et cinéma expérimental. Le cinéaste est moins l’auteur d’une œuvre que l’organisateur d’un milieu qui rend l’événement du film possible. Les films ne sont d’ailleurs pas montés, au sens classique. Le cinéaste se contente d’un bout-à-bout des plans qui respecte les aléas du tournage. L’auteur se retire, s’efface. Il devient le témoin de son œuvre, voire son propre spectateur.
Depuis le milieu des années 90, le passage à la vidéo numérique a accéléré la production du cinéaste. Il a conservé toutefois l’essentiel de son dispositif : l’attente du plan, le soin apporté au cadre, la combinaison de plans disparates, à la manière d’une sorte de chronique personnelle. Dans Faux départ (2006), il se filme en attente dans sa chambre d’hôtel. Il tourne en rond, éteint son réveil, s’assoit, contemple un tableau accroché au mur, regarde ses billets de train, ouvre et ferme la fenêtre. S’est-il décidé à partir ? Est-ce un départ ou une arrivée ? Cette indécision est l’histoire du film. Le plan soudain d’un travelling pris d’un train suggère le départ. Mais nous revenons ensuite à la chambre où le cinéaste ferme la fenêtre et semble sortir vraiment. Ce suspens léger place le film dans une situation temporelle indéterminée. L’attente du départ coïncide avec celle du film.
Dans Deux fois le tour du monde (2006), il filme le cadre vide d’une fenêtre dans un mur qui découpe un paysage baigné de lumière. Le cinéaste traverse le champ et vient se placer dans le cadre, en s’appuyant du coude au rebord de la fenêtre. Il disparaît. L’action est reprise une seconde fois. Ce très beau film, très simple, n’est pas sans évoquer le principe de la boucle par le caractère circulaire de l’action, mais également les premiers films des frères Lumière. D’un côté, le plan est réglé, par le soin apporté à la lumière, au cadre, à la mise en place, il semble relever de la mise en scène, au sens classique. Mais en même temps le cinéaste semble s’absenter de son film (on le voit actionner la caméra), le film révèle les aléas du tournage, il est soumis aux caprices de la lumière. C’était d’ailleurs déjà le sujet de son premier film, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, réalisé en 1983-84. Qui filme ? Qui regarde ? En apparaissant et en disparaissant, le cinéaste laisse-t-il une place vacante au spectateur ? Celui-ci est-il la figure absente (à venir) du film, son sujet ?
Je présenterai deux artistes dont les œuvres, de manière différente, posent la question de la place du spectateur. Jean-Claude Rousseau est cinéaste. Après un séjour à New York dans les années 80 qui lui fit découvrir le cinéma expérimental, épris du cinéma de Robert Bresson et de Ozu, il a commencé le tournage de films en super-8 qui ont donné lieu à deux longs métrages sortis commercialement en salle à Paris : les Antiquités de Rome (1989) et la Vallée close (1995). Il construit depuis une œuvre minimale, marquée par l’influence croisée, assez singulière, du cinéma classique et de l’expérimental. Son dernier film, De son appartement, a remporté le Grand prix du Festival international du documentaire de Marseille (France) en 2007.Marine Hugonnier est une jeune artiste, qui vit à Londres. Elle œuvre dans le champ de la photographie et du film. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives internationales et expose actuellement au Mamco à Genève (Suisse). Elle réalise des films, à mi-chemin de l’essai et du documentaire, qui interrogent les dispositifs optiques.
Jean-Claude Rousseau
Les films de Jean-Claude Rousseau obéissent à des dispositifs simples. Le cinéaste filme des lieux, des chambres d’hôtels (l’hôtel est son studio), des fenêtres, apparaissant lui-même à l’image sous une forme proche de l’autoportrait. Il place sa caméra en attente du cadre et du plan. Il filme l’attente, la préparation, le sorte de chimie progressive qui permet aux images d’apparaître. Il soumet le film à une sorte d’exténuation visuelle et lumineuse par de longs plans contemplatifs. On découvre l’attente du cinéaste. Il apparaît souvent dans le champ, vient s’asseoir sur le bord du lit, à sa table de travail, devant une feuille blanche ou une fenêtre ouverte, avant de sortir du cadre et de disparaître. Cinéma solitaire, voire solipsiste, qui produit une situation ambiguë, mêlée de présence et d’absence confondues. Au moment où le cinéaste apparaît, qui filme ? Qui regarde cette scène immobile, ce face-à-face entre le cinéaste et sa caméra ? Le spectateur est-il le tiers exclu ou l’hôte invisible ? L’équilibre fragile, entre présence et absence, définit une forme. L’écart entre le calcul du plan, son cadrage, l’attention extrême portée à la lumière, à l’équilibre plastique de l’image d’une part, et de l’autre, le retrait de l’auteur qui s’absente, exerçant le minimum de décision volontaire sur son film, traduit bien cet entre-deux dans lequel se tiennent ces films qui bénéficient d’une reconnaissance paradoxale, entre cinéma d’auteur et cinéma expérimental. Le cinéaste est moins l’auteur d’une œuvre que l’organisateur d’un milieu qui rend l’événement du film possible. Les films ne sont d’ailleurs pas montés, au sens classique. Le cinéaste se contente d’un bout-à-bout des plans qui respecte les aléas du tournage. L’auteur se retire, s’efface. Il devient le témoin de son œuvre, voire son propre spectateur.
Depuis le milieu des années 90, le passage à la vidéo numérique a accéléré la production du cinéaste. Il a conservé toutefois l’essentiel de son dispositif : l’attente du plan, le soin apporté au cadre, la combinaison de plans disparates, à la manière d’une sorte de chronique personnelle. Dans Faux départ (2006), il se filme en attente dans sa chambre d’hôtel. Il tourne en rond, éteint son réveil, s’assoit, contemple un tableau accroché au mur, regarde ses billets de train, ouvre et ferme la fenêtre. S’est-il décidé à partir ? Est-ce un départ ou une arrivée ? Cette indécision est l’histoire du film. Le plan soudain d’un travelling pris d’un train suggère le départ. Mais nous revenons ensuite à la chambre où le cinéaste ferme la fenêtre et semble sortir vraiment. Ce suspens léger place le film dans une situation temporelle indéterminée. L’attente du départ coïncide avec celle du film.
Dans Deux fois le tour du monde (2006), il filme le cadre vide d’une fenêtre dans un mur qui découpe un paysage baigné de lumière. Le cinéaste traverse le champ et vient se placer dans le cadre, en s’appuyant du coude au rebord de la fenêtre. Il disparaît. L’action est reprise une seconde fois. Ce très beau film, très simple, n’est pas sans évoquer le principe de la boucle par le caractère circulaire de l’action, mais également les premiers films des frères Lumière. D’un côté, le plan est réglé, par le soin apporté à la lumière, au cadre, à la mise en place, il semble relever de la mise en scène, au sens classique. Mais en même temps le cinéaste semble s’absenter de son film (on le voit actionner la caméra), le film révèle les aléas du tournage, il est soumis aux caprices de la lumière. C’était d’ailleurs déjà le sujet de son premier film, Jeune femme à sa fenêtre lisant une lettre, réalisé en 1983-84. Qui filme ? Qui regarde ? En apparaissant et en disparaissant, le cinéaste laisse-t-il une place vacante au spectateur ? Celui-ci est-il la figure absente (à venir) du film, son sujet ?
Marine Hugonnier
Les films de Marine Hugonnier sont aimantés par la figure de la déception. Sous la forme d’essais filmés, ils questionnent des dispositifs de vision. Dans son film Ariana (2003), l’artiste s’interroge sur le point de vue militaire privilégié dans un confit armé en Afghanistan. Le film relate, à mi-chemin du journal de voyage et de l’essai, la possibilité d’atteindre le meilleur point de vue de la vallée du Pandjshir. Le regard se confond avec la stratégie militaire. Curieusement, elle ne filmera pas, à la fin de son film, le lieu recherché, le belvédère stratégique sur la vallée. Le film est tendu vers un point qu’il ne résout pas. Il relate les occasions manquées, les difficultés à élire un point de vue, les rencontres. Ce très beau film fait partie d’une trilogie qui explore les relations du regard à la conquête et au tourisme. Dans The Last Tour (2004), elle imagine la fiction d’un Parc naturel dans les montagnes suisses organisant une dernière visite avant sa fermeture par le biais d’un voyage en ballon. Le film s’interroge sur l’hypothèse de lieux devenus invisibles, soustraits au regard comme des blancs sur la carte alors que la globalisation désormais a aboli les distances entre les pays. Mais le lieu ne renvoie plus désormais à une expérience singulière : sous le paysage se profilent les parcs de loisirs et d’attractions. Dans le troisième film, Travelling Amazonia (2006), elle documente une route qui traverse la forêt amazonienne, invisible aux yeux des habitants, construite dans les années 70 pour rejoindre le Pacifique et l’Atlantique et finalement abandonnée. Elle se propose de construire des rails de travelling avec les matériaux locaux. Filmé à la fin du jour, le travelling conclue le voyage sous la forme d’une avancée dérisoire sur une route plongée peu à peu dans le crépuscule. L’aventure s’avère décevante. Ces films sont très singuliers en ce qu’ils croisent deux approches : un propos discursif, très affirmé (les films sont ponctués de noirs ou d’intertitres, leur forme est critique, proche de l’essai) et dans le même temps la teneur du propos ou la quête du film se défont au cours du procès de fabrication de l’œuvre (les lieux recherchés ne sont pas filmés, le film s’égare en cours de route, privilégie les à-côtés). Le regard est confronté à une puissance d’invisibilité.
C’est d’ailleurs le propos de son dernier film, The Secretary of the Invisible, réalisé en 2007. Sur le fleuve Niger, en compagnie de Damoure Zika et Moussa Hamidou, proches collaborateurs du cinéaste français Jean Rouch, ce film, très contemplatif, questionne l’histoire du cinéma et la place de l’auteur. Filmé durant le « jour du cinéma », journée à Niamey où chaque spectateur peut voir autant de films qu’il le souhaite avec l’achat d’un seul ticket, ce jour coïncide avec un rituel Songhay qui révèlera au cours de la cérémonie l’esprit du caméléon. Ces différents éléments (le jour du cinéma, le souvenir de Jean Rouch, le rituel, le masque, l’esprit du caméléon) se mêlent au cours du film et interrogent la place du cinéaste. Est-il, lui aussi, susceptible de métamorphoses ?
C’est d’ailleurs le propos de son dernier film, The Secretary of the Invisible, réalisé en 2007. Sur le fleuve Niger, en compagnie de Damoure Zika et Moussa Hamidou, proches collaborateurs du cinéaste français Jean Rouch, ce film, très contemplatif, questionne l’histoire du cinéma et la place de l’auteur. Filmé durant le « jour du cinéma », journée à Niamey où chaque spectateur peut voir autant de films qu’il le souhaite avec l’achat d’un seul ticket, ce jour coïncide avec un rituel Songhay qui révèlera au cours de la cérémonie l’esprit du caméléon. Ces différents éléments (le jour du cinéma, le souvenir de Jean Rouch, le rituel, le masque, l’esprit du caméléon) se mêlent au cours du film et interrogent la place du cinéaste. Est-il, lui aussi, susceptible de métamorphoses ?
Ces différentes stratégies (le retrait de l’auteur, l’essai critique) rencontrent également l’histoire du médium. Si Jean-Claude Rousseau utilise désormais la vidéo numérique, Marine Hugonnier tourne en super 16 mm et transfère le film en DVD. Ses films sont d’ailleurs montrés le plus souvent sous la forme d’installations lors de ses expositions personnelles et ressortissent, au plan économique, au champ de l’art contemporain. Ce déplacement des supports et des modes de présentation n’est pas anodin. Il traduit la manière dont le regard aujourd’hui doit se déplacer entre l’auteur et le spectateur, mais aussi entre le champ de l’art et celui du cinéma pour inventer de nouvelles formes.
Texte d'Erik Bullot.