Olivier Zabat, fables techniques.

Il me semble que l'on parle mieux des techniques sur le mode du détour que sur celui de l'ustensilité. Est technique l'art du courbe (…). L'ingéniosité commence avec Dédale, prince du labyrinthe, c'est-à-dire avec des embranchements imprévus qui éloignent d'abord du but. (…)Plus les systèmes techniques prolifèrent, plus ils deviennent opaques, si bien que la croissance de la rationalité des moyens et des fins (selon le modèle usuel) se manifeste justement par l'accumulation successive de couches dont chacune rend les précédentes plus sombres. (…) La complication même des dispositifs, par l'accumulation des plissements et des détours, des couches et des retours, des compilations et des réarrangements, interdit à jamais la clarté de la raison droite sous le patronage de laquelle on avait d'abord introduit les techniques.

Bruno Latour, "Morale et technique : la fin des moyens », article préparé pour le n°100 de la revue Réseau, accessible sur le site : http://www.bruno-latour.fr

Une fable est à l’origine du récit qui inaugure Miguel et les mines: un homme, pour subvenir aux besoins de sa femme et de sa fille à naître, dut traverser un champ de mines pour transporter des marchandises au-delà d’une frontière, en Afrique. Il s’en sortit miraculeusement indemne. Depuis ce postulat presque légendaire, les deux films d’Olivier Zabat qui prolongent Miguel et les mines, (1/3 des yeux et 9 Tours) égrènent d’autres contes et tableaux. Les figures qui les peuplent sont exotiques : animaux rares, pays plus ou moins lointains, objets mal identifiés, langues à traduire… Chaque séquence, consacrée à l’une d’entre elles, délimite une cosmologie à la fois étrangère et reconnaissable, que les films ne cherchent pas à déchiffrer. Evidées de tout enseignement moral, les courtes fables d’Olivier Zabat compilent des situations dérangeantes, chargées de récits (le démineur n’évoque son travail qu’à travers les poèmes qu’il rédige) ou au contraire curieusement muettes (dans la scène où l’urgentiste décrit les protocoles spécifiques à son service, un réparateur de climatisation risque sa vie, au fond du plan). Qu’elles soient accompagnées de discours ou non, ces fables demeurent étonnamment abstraites: jamais explicatif, le montage d’Olivier Zabat refuse de nous livrer les "événements-sources" des situations qu’il filme. Une dimension quasi mythologique émane de cette abstraction: quelque chose de précieux se dégage des séquences filmées par Olivier Zabat, prises entre lumière et obscurité, entre savoir et ignorance. Dépendantes surtout d’un système de relations complexes, changeantes, dont il manquerait toujours le récit originaire.

Une mythologie à la fois ordinaire et technique: c’est ce qui fonde la modernité de ces récits. Si ces fables nous parlent, c’est parce qu’elles se situent du côté d’un savoir technique que nous connaissons abstraitement, sans le maîtriser. Le laboratoire de traduction répond ainsi aux protocoles d’extraction des mines, le discours de l’ophtalmologue décrivant les blessures de l’œil après une explosion répond aux cours de boxe anticipant les ruses de l’adversaire. Les films tentent de circonscrire différentes surfaces de stratégies modernes, faites de contraintes, de découvertes et d’échecs. Des leçons de choses qui ne peuvent exister que sur le mode de la collection. Les films sont des "cabinets d’images contemporaines", lieux d’exposition complexes qui s’apparentent bien plus au muséum d’histoire naturelle qu’aux lois du documentaire traditionnel. Car ce qui nous est présenté à l’image se refuse à toute forme d’efficacité. On ne verra que les piétinements, les paralysies, les retours en arrière, les répétitions: les films recensent des modes d’effectuation incroyablement faillibles. Du protocole, on ne peut énoncer en somme que son lien à une forme de danger latent.

Les fables techniques d’Olivier Zabat réinvestissent les rapports que le cinéma entretient depuis sa naissance avec la pyrotechnie. L’explosion condense phénomène lumineux, suspense, destruction. Elle est ainsi au centre des premières expériences pratiquées au moyen de l’image en mouvement, expériences qui capturent à travers elle des manifestations physiques fascinantes, éphémères, déstabilisantes. Elle s’offre magnifiquement à la mise en scène : requiert accessoires et dispositifs, produit éclats et détonations. Les films d’Olivier Zabat répondraient alors au lointain souvenir de ces premières formes d’effets spéciaux ou de trucages, qui ont captivé Georges Méliès ou Buster Keaton, dans des mises en scène à la fois festives et inquiétantes, mettant l’homme aux prises avec ce qu’il ne maîtrise qu’à moitié. Désormais délestée de son potentiel burlesque, l’explosion continue d’être le signe d’une transgression, portée par et dans l’image. Si ce motif sous-tend 9 Tours, il ne s’incarne cependant plus dans l’effet spécial du cinéma des premiers temps, mais dans un quotidien technicisé à l’extrême qui en a fait le prétexte récurrent de ses découvertes. Les films d’Olivier Zabat sont des lieux critiques où s’élabore le diagnostique d’un monde qui semble détenu par des apprentis sorciers.