Zona Oeste, d’Olivier Zabat


Texte de Cezar Migliorin.

Personne n’est ici pour faire du cinéma, dit un des personnages du film d’Olivier Zabat, Zona Oeste (1999). De cette façon, il explicite ce qu’ils font tous. Il explicite ceci qu’ils connaissent le personnage qu’ils doivent jouer. Ils sont là pour l’incarner, le mieux possible.

Dans le film Babilonia 2000 d’Eduardo Coutinho, cette situation du documentaire contemporain est actée, sans détours. Le caméraman arrive chez une femme, elle est dehors et en apercevant la caméra, elle dit:
- Laissez-moi me coiffer et me faire belle.
- Ça va comme ça, dit le documentariste.
- Ah, c’est de la pauvreté que vous voulez.
- Nous…, dit le réalisateur.
- Donc, c’est de la communauté (nom politiquement correct pour parler de la favela).

Cet épisode révèle le problème que Zabat néglige de considérer dans son film. Il y a négociation quant au rôle que les personnes filmées tiennent par rapport à la caméra. Si le fait d’être devant la caméra constitue une valeur en soi, le film de son côté doit toujours négocier. Or Zabat ne fait qu’accepter la logique du pire, soit ce que fait le plus souvent le journalisme. Tous ceux qui sont filmés savent qu’ils peuvent être coupés au montage, il faut donc bien jouer le rôle. « Si je suis un trafiquant de drogue, il faut être plus trafiquant encore ».

Si le documentaire peut être politique, c’est justement en déplaçant les places des individus dans la configuration symbolique et sensible de la polis. Zona Oeste – nom d’une grande région de Rio de Janeiro – fait justement le contraire en prenant le parti d’une réaffirmation de ces places. Le blocage d’une subjectivité dans une identité constitue la négation même d’un avenir pour les personnes que nous voyons dans le film. Désirer un avenir, une transformation pour ces personnes qui se présentent comme étant si dures, est une affaire de langage qui commence avec la possibilité démocratique à l’intérieur même du film.

La démocratie n’est pas seulement le droit de parler. Selon Jacques Rancière, la démocratie existe dans la mesure où un individu sans titre pré-établi pour dire ou être – ni aristocrate, ni oligarque, par exemple – arrive par le langage, à perturber la place qui lui est assignée, dans le partage de ce qui est donné à sentir et à dire. Apparaît ainsi combien Zona Oeste est à une grande distance d'inventer un champ démocratique. Dans le film chaque personnage s’affirme comme ce qu’il est et correspond ainsi à ce que le film désire qu’il soit. Au fur et à mesure que le film avance, se trouve réassurée cette même place qui existait déjà avant le film.

C’est encore Coutinho qui a l’habitude de dire qu’il ne filme ni des bourreaux ni des tueurs. Un documentaire pourrait les faire paraître trop humains; l’insupportable, peut-être. Cela ne veut pas dire que le documentaire ne peut pas les faire paraître humains, évidemment. Zona Oeste ne se pose pas ce problème; les personnages sont des tueurs, mais le film n’engage aucun mouvement vers ce qui de ces hommes ne cautionnerait pas ce qu’affirme leur face – en cagoule – criminelle. C’est justement la possibilité qu’il y ait des êtres humains derrière la cagoule qui leur est confisquée.

On pourrait à cela répondre que le film permet aux personnages de dire et de montrer ce qu’ils veulent. Ceci étant, nous devons alors considérer deux choses. D’abord, la caméra n’est jamais neutre, c’est évident. Plus avant, elle « provoque » du spectacle, des gestes, des mots et des discours qui se font pour elle. Cette évidence est un des aspects du film documentaire contemporain, faisant sa richesse; filmer le désir de spectacle de la vie de celui qu’on filme. C’est justement là que Zona Oeste laisse parler et faire, sans pour autant rencontrer, être touché, par ce que les personnages disent; au contraire, les interventions contribuent plutôt à re-produire du même; si le trafiquant est violent nous désirons plus de violence, davantage de récits d’atrocités.

Ainsi, nous pouvons nous demander à quel moment le documentariste fait entendre sa voix, donne à voir son monde? C’est la deuxième question que je me pose en regardant le film de Zabat. La caméra est posée devant la personne filmée et nous sommes loin du cinéma direct, c’est clair. Le centre de cette géographie que le documentaire invente est la caméra et, derrière elle, le réalisateur. Tout ce qui est dit par les personnages est adressé à l’objectif, à la caméra, au réalisateur; un français, un étranger à cet univers-là (un tout petit peu plus étranger qu’il le serait à un réalisateur brésilien). Si tel est le centre du film, cette rencontre avec quelques jeunes liés au trafic de drogues, la question est alors : le film étant au centre ou, au moins, le film s’articulant fondamentalement sur cette rencontre entre la caméra étrangère et les jeunes tueurs, quelle présence discursive pouvons-nous attendre du côté de la caméra? Est-il possible de se taire devant un discours violent à saturation, comme si le simple fait d’être écouté produisait cette élévation du désir de dire le pire? Nous avons l’impression que les personnages se disent; “S’il continue de filmer, il faut aller plus loin dans mon rôle de méchant trafiquant”. Et le film accepte, écoute, sans être touché, sans que les mots existent, vraiment.

Ce n’est évidemment pas l’épreuve du réel que nous cherchons, mais le respect même, dans les mots et les images produits, quand on fait un film. On sait aussi que la meilleure manière d’éliminer de la polis la parole de quelqu’un, c’est de lui attribuer une place fixe et antérieure à la réalisation du film même. Avant de commencer, on sait ce qu’un trafiquant peut et va dire. Après le film, on n’a fait que le confirmer. Le lieu d’où s’énonce les choses dans le film Zona Oeste n’est jamais occupé par quelqu’un, mais plutôt par un type social. Le trafiquant, le policier corrompu… Les individus n’existent pas et une énorme région de la ville se voit résumée à la parole d’une dizaine de tueurs, dans une généralisation qui ne fait que renforcer les clichés.

À l’inventaire des crimes accomplis par les personnages succède le constat de l’impuissance et de l’incompétence de l’État. Pas d’école, c’est un problème social, etc. Le film construit, par le montage et par la non-intervention au moment du tournage, une association entre les atrocités que les personnages disent commettre et l’État. Cette association tend à la simplification d’ensemble d’une société beaucoup plus complexe et confrontée à un problème qui ne se résume ni à la frontière entre la favela et les quartiers riches, ni à celle qui existerait entre le Brésil et le monde. De cette façon, Zabat rejoint le discours des médias qui donne la parole mais n’écoute pas, qui fait de la dénonciation mais pas de la politique.

Par Cezar Migliorin