“Les voix emmagasinées”, à propos de deux films de Paul Gabel.



Les deux films de Paul Gabel rassemblés dans ce programme n’ont a priori pas de lien. L’un évoque dans de longs mouvements panoramiques le décor de Wall Street après le 11 Septembre, l’autre analyse avec minutie les gestes d’archivistes dans une bibliothèque de New York. Il s’agit pourtant dans les deux cas d’utiliser l’image en mouvement comme le moyen d’une remémoration, à la fois technique et élégiaque. Technique parce que « For Safekeeping » s’apparente à un ensemble de gestes mesurés (on ne voit jamais les visages de ceux qui les exécutent) ayant pour but de classifier et d’intégrer à un fond existant un ensemble d’images, apparemment hétérogènes: reproduction d’œuvres d’art, de monuments, cartes de vœux, images de publicité…Toutes destinées à venir rejoindre les immenses rayons de la bibliothèque. Les gestes en question relèvent d’une logique et d’un savoir-faire sur lequel le film ne revient pas, se contentant de les enregistrer. Il accumule seulement les plans et les situations, quasi silencieuses, centrées sur les mains de ces discrets artisans. Des mains cependant « appareillées » : gommes, ciseau, pinceau, cutter… ensemble d’outils contribuant à l’archivage.

Là où « For Safekeeping » pose en son centre la découpe, « I will always wait » choisit plutôt de faire tenir ensemble des réalités rendues disparates : le ravalement de l’immeuble de la Deutsche Bank, recouvert d’un léger voile, la construction en cours du 7 World Trade Center et l’absence criante des Twin Towers. Les différents plans du film restaurent, par leurs mouvements lents, quasi imperceptibles, la trame détériorée de New York. C’est bien alors la puissante reliante du cinéma qui serait ici célébrée, renforcée d’ailleurs par les surimpressions qui lient les plans les uns aux autres. Construit comme une boucle, le film rejoue donc sans fin son entreprise de suture qui, sans combler les manques, saisit le décor de New York comme le lieu d’une répétition endeuillée.

Les deux films répondent l’un à l’autre : ils articulent une dialectique fortement contemporaine, celle qui pose comme en son centre la mémoire d’une unification de l’image. Si cette unification ne peut plus être comprise qu’au passé, reste aux producteurs d’images contemporaines à la reconstituer (ce que mettent en œuvre les panoramiques de « I will always wait » et le travail d’archivage de « For safekeeping »). À l’image fondue d’un seul bloc, ou encore à l’image montée à l’extrême, ils opposent ainsi des images qui se veulent être à la fois fragments et supports d’une mémoire hautement active. Les deux films documentent donc, chacun à leur manière, la façon dont l’unification de l’image se trouve aujourd’hui compromise, et comment il est possible d’en rendre compte, sans y remédier. Un faux pas consisterait dès alors à comprendre le travail de Paul Gabel comme nostalgique, célébrant la disparition des objets qu’il filme. Il semble au contraire que la minutie avec laquelle il s’attache à ses objets le protège d’une telle analyse. Si son travail possède bien une dimension élégiaque, l’entremise technique par laquelle celle-ci se donne à voir ouvre un champ bien différent, celui d’une entreprise de transformation des objets que l’artiste s’attache à filmer. Transformation des documents voués à l’archive, transformation en cours du décor de Wall Street, dont les buildings, filmés en contre-plongée, semblent à la fois veiller et dominer Ground Zero. Transformations qui ont irrémédiablement lieu « au présent ». On peut alors comprendre les deux films de Paul Gabel comme deux « études de cas » auxquelles les moyens cinématographiques contemporains donnent une véritable ampleur, orchestrant une mise en image qui s’appuie sur des procédures formelles bien précises. La conscience historique dont sont porteuses ces images ne s’érige que dans le mouvement, l’artiste élaborant, à travers les choix de cadrage, des durées des plans et in fine de montage, les coordonnées forcément fluctuantes des histoires (allusivement présentes) qu’il convoque dans chaque film (celle du 11 Septembre d’une part, et celle d’une histoire culturelle qui se fabrique sous nos yeux). La reconstitution « en mouvement » serait garante d’une mémoire dynamique.

Clara Schulmann