Occupied (2000) / Abcisses et ordonnées de Peter Downsbrough


« Une unité linguistique est comparable à une partie déterminée d’un édifice, une colonne par exemple ; celle-ci se trouve, d’une part, dans un certain rapport avec l’architrave qu’elle supporte ; cet agencement de deux unités également présente dans l’espace fait penser au rapport syntagmatique ; d’autre part, si cette colonne est d’ordre dorique, elle évoque la comparaison mentale avec les autres ordres (ionique, corinthien, etc.), qui sont des éléments non présents dans l’espace : le rapport est associatif (1)»

Abscisses. À l’ouverture, la caméra glisse le long d’une coulisse alignée sur l’arête des ruptures de niveau de l’Esplanade de la Cité Administrative de Bruxelles. Le sol est trempé de pluie, l’endroit est exposé aux vents qui semblent emmener régulièrement ce mouvement de détente jusqu’à un point d’arrêt nécessaire. À l’alignement strict de la trajectoire horizontale répond en effet, à l’endroit du point d’arrêt, un principe de composition ferme : l’effet de symétrie. Le point d’arrêt de ce premier segment correspond à une position d’équilibre : vertical et médian, l’axe se soutient de la ligne droite d’un lampadaire, cadré au centre. Ordonnées.

Occupied met en série des travellings qui se stabilisent quand la différence de potentiel entre les parties gauche et droite d’une image clivée par le milieu est comme réduite à un minimum. La composition y est affaire de latéralisation, de détermination d’un point de vue bien tempéré. La caméra est appareil de visée et d’ajustement des niveaux. Ailleurs, la tension atteint sa plus grande valeur quand l’une des deux parties « compense » l’autre d’un pan aveugle sur lequel l’œil vient buter.

Masses et volumes de la Tour des Finances, tracé au sol de la place du Congrès, terrasses, rampes, parterres et cabinets de verdure, le site présente, à vrai dire, des opportunités de compositions toutes faites qui confirment l’idée selon laquelle l’architecture moderniste, quel que soit l’angle sous lequel on l’envisage, est toujours déjà « cadrée ». Le film de Peter Downsbrough en explore la syntaxe pour mieux en avérer les rythmes, césures, enjambements et rimes.

Relevé des surfaces, des points d’ancrage et des points de coupage, la bande image d’Occupied, avec sa rumeur de machines, est doublée d’une autre chaîne d’assemblage : le langage. Des « connecteurs » sont essaimés : in / place / as / entre parenthèse / time / within / from / set / here / there / back / and. Autant de charnières répondant des fonctions syntaxiques de distribution, de coordination, de position. Deux termes ont le privilège d’une inscription à l’écran, lettrage blanc sur fond noir en insert : AND et SET. Le second est transcrit à l’envers et à rebours du mouvement de caméra qui glisse le long d’une balustrade. Le premier, écrit à la verticale, occupe un bord du cadre, en haut à gauche. La « moitié gauche » de la lettre A, caractère au profil « énantiomorphe », débitée, disparaît hors cadre. Ici, la physicalité du langage, en « coupe », donne aussi la mesure de la difficulté d’établir un trait d’union entre le site et son environnement immédiat, celui qui défile par-delà le parapet. La situation de la Cité Administrative est en effet celle d’une forteresse mal entée, construite au centre de la capitale dans les années 50 selon les codes d’un langage architectural qui devait symboliser la puissance d’un Etat centralisateur. Syntagmatique urbaine doublée d’une « comparaison mentale » avec l’ordre du politique : au procès de discontinuation du tissu urbain dont on a frappé le site s’ajoute aujourd’hui une plainte, celle des fantômes du lieu, de ses bâtiments sans affectation, désertés, « un-occupied ». Ses fonctionnaires déjà en 2000 avaient, pour la plupart, déménagé – conséquence d’un retour en politique du principe de fédéralisation. En 2003, l’Etat belge a revendu le site à des promoteurs privés.

Jennifer Verraes

(1) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, éd. Payot, p.171