L’exposition Play the Story présentée au Frac Bourgogne permet de rendre enfin visible au public français le travail de l’artiste américain Matthew Buckingham, né en 1963. L’extrême sobriété de ses dispositifs d’exposition, la minutie des enquêtes auxquelles se livre l’artiste et la rigueur plastique de ses réalisations en font un personnage-clé des récentes recherches concernant les rapports entre cinéma et art contemporain.
Texte de Clara Schulmann, initialement publié dans la newsletter de la revue Mouvement.
Le travail de Matthew Buckingham, initié au début des années 1990, s’insère dans le contexte de ce que l’on a pu appeler « cinéma élargi », « cinéma d’exposition » ou encore « post-cinéma ». L’utilisation de l’image en mouvement y est placée au centre d’une investigation complexe, le plus souvent consacrée à des événements, des lieux ou des figures historiques, qui mêle prospection et élaboration. La démarche de Matthew Buckingham peut être qualifiée d’archéologique : une archéologie non plus nostalgique mais dynamique, transformant l’installation en une véritable « machine » contemporaine: machine à remonter le temps, machine à déconstruire et analyser les images, machine plastique. Si la logique de la reconstitution guide son travail, celle-ci est utilisée comme un moyen de penser en images. Comme le dit l’artiste: « Chercher les interdépendances, analyser les problèmes contemporains en tenant compte de leurs relations complexes, voilà peut-être les moyens d’éviter le cynisme ou la naïveté ». Evoquer le travail de Matthew Buckingham oblige à se situer au centre d’un débat et à opérer certains « retournements » ou certaines « inversions » des genres et des catégories que nous fournit l’histoire de l’art. En prenant en charge, à travers ses réalisations, un travail analytique et critique, en choisissant lui-même l’histoire dans laquelle il souhaite s’inscrire, l’artiste dérange une discipline qui peine à qualifier rigoureusement son travail.
Play the Story - le titre de l’exposition nous l’indique : c’est en accordant la plus grande attention aux scénarios de ses installations que nous serons à même de reconstituer les « trames filmiques » de Matthew Buckingham.
"Le silence, dans ces spacieux appartements, fait toujours ressentir sa présence ; ou tout du moins, moi, je la ressens ; et je tends l’oreille pour entendre l’écho de mes pas. Chaque objet me transporte dans le passé et grave profondément dans mon esprit les mœurs de son époque, chacun d’entre eux pouvant faire office de document historique [1]".
Le motif de l’inversion est le point de départ de l’exposition du Frac Bourgogne qui s’ouvre sur l’installation vidéo The Spirit and The Letter réalisée en 2007. Celle-ci est consacrée à la nouvelliste, essayiste et féministe Mary Wollstonecraft (1759-1797). Sur tout un mur est projetée la vidéo d’une jeune femme en costume XVIIIème, filmée seule dans une chambre, et marchant au plafond. Le décor intérieur de la chambre, géorgien, est surtout marqué par la présence d’un lustre, que le spectateur retrouve dans l’installation. Rejouant l’inversion du film, un lustre similaire est en effet planté dans le sol de l’espace d’exposition et un miroir du XVIIIème siècle a été accroché à l’envers, sur le mur faisant face à l’écran. La jeune femme récite un monologue composé d’extraits de textes de l’auteur anglais. Tirés notamment de son ouvrage Défense des droits de la femme (1792), mais aussi de textes plus personnels, ces extraits ont été retravaillés par Matthew Buckingham : le présent a été remplacé par le passé et dans quelques rares cas, le passé par du présent. La jeune femme qui marche au plafond et qui interprète l’écrivain est bien un fantôme et l’installation travaille à faire se confondre les temporalités. La condition des femmes décrite concerne-t-elle le XVIIIème siècle ou nous parle-t-elle aussi du temps présent ? Une promesse demeure intacte dans les paroles activistes de Wollstonecraft tout en baignant dans l’élégance grise de cet intérieur difficile à dater. La vidéo, qui semble avoir été utilisée ici pour sa dimension de simultanéité et de spontanéité, "dénote une porosité susceptible d’être perméable aux anomalies [2]". Elle servirait ainsi de courroie de transmission entre les époques, et ouvrirait la voie aux revenants et aux médiums. Un usage de l’image en mouvement que les autres œuvres de l’exposition adoptent, chacune à sa manière.
"Pour écrire sur le passé, il faut y aller, et y être [3]".
La seconde installation, intitulée Everything I need, émane de travaux d’études effectués par l’artiste sur la psychologue Charlotte Wolff (1897-1986). Née à Dantzig dans une famille juive, Charlotte Wolff a été médecin sous la République de Weimar et fréquentait le milieu lesbien très engagé de Berlin. Elle fuit l’Allemagne nazie en 1933, rejoint Paris où elle côtoie les milieux surréalistes et finit par s’installer à Londres où elle vécut jusqu’à sa mort. Un groupe allemand d’activistes lesbiennes l’invite à Berlin en 1978 où elle n’est encore jamais retournée. L’installation de Matthew Buckingham organise le récit de ce retour. Deux écrans sont disposés en hauteur aux angles de la pièce. Celui de gauche nous montre une succession de plans fixes tournés dans un avion des années 1970, défraîchi, l’un de ceux qu’aurait pu emprunter Charlotte Wolff pour ses vols entre Londres et Berlin en 1978. Son séjour à Berlin a duré environ une semaine et a aussitôt provoqué l’écriture d’un récit biographique, Hindsight [« Comprendre après-coup », pas de traduction française]. Dans l’imaginaire de Matthew Buckingham, le vol de retour a pu constituer le premier espace de réflexion de Charlotte Wolff pour la rédaction de cet ouvrage: l’avion est un endroit entre deux espaces, parfaitement adapté pour évoquer les émotions liées à l’exil. Sur l’écran de droite défile un texte, la voix intérieure de Charlotte Wolff racontant son histoire. Le regard du spectateur est convié à faire le lien entre ces deux modes de représentation, l’un et l’autre elliptiques, incapables de rendre la totalité de l’expérience vécue. L’installation de Buckingham ne fait pas œuvre de synthèse et exige du spectateur un degré d’attention proche de celui de l’artiste lorsqu’il s’atèle à ces recherches historiographiques : comme lui, nous sommes conduits à faire avec les données disparates de l’histoire.
"Le fait que des artistes contemporains tels que Matthew Bunckingham s’intéressent aux débuts du cinéma correspond, je crois, à une tentative de repenser notre fascination pour les images en mouvement et de défier leur érosion dans notre conscience [4]".
L’histoire du cinéma est directement abordée dans la dernière installation de l’exposition, intitulée False Future. Sur un drap tendu à travers la pièce est projeté un plan fixe du pont de Leeds en Angleterre, filmé en 16mm. Ce plan rejoue celui de Louis Le Prince (1841-1890), inventeur peu connu qui gérait une affaire de production de panoramas à New York dans les années 1890 et qui, cinq ans avant les frères Lumières, imagina et mis au point ce qui aurait pu devenir les premières images en mouvement. Sa disparition mystérieuse dans un train en France l’empêcha de mener à bien son projet. La voix off qui accompagne ce simple plan reprend l’histoire un peu maudite de Le Prince, et imagine ce qu’aurait été l’histoire du cinéma si elle avait été initiée cinq ans plus tôt : « Au cours de ces cinq années, quels films auraient été réalisés ? Lesquels auraient été sauvegardés ? Nous serait-il aujourd’hui possible d’assister au procès du capitaine Dreyfus, ou au coup d’état des Etats-Unis à Hawaï ? Aux funérailles d’Elephant Man ? Au massacre des Sioux à Wounded Knee ? ». Enfin, elle s’attarde sur une description précise de ce film du pont de Leeds qui comportait à l’origine 129 images dont vingt seulement subsistent aujourd’hui, soit un peu plus d’une seconde de film.
Les enquêtes de Matthew Buckingham s’attardent avec minutie sur des pans de l’histoire légèrement marginaux ou mal connus. Si la relation entre lieu et histoire a jusqu’ici conduit la démarche de l’artiste, l’exposition Play the Story met cette fois-ci en avant des figures historiques, dont elle propose le portrait. Jamais édifiants, les récits de vie que l’on nous donne à voir et à entendre sont comme de courtes fables, énigmatiques et troublantes, qui opèrent une plongée dans l’histoire culturelle occidentale. L’art de l’installation intervient ici comme une sorte de prothèse venant appareiller la mémoire. Du point de vue de la mise en image, cette entreprise conduit à une certaine hybridation des disciplines (cinéma, histoire, histoire de l’art, littérature, psychologie) et des pratiques (documentaire, fiction), toutes également engagées dans le processus de production des oeuvres. C’est que l’histoire elle-même semble conçue par Buckingham comme un écheveau d’influences, de coïncidences et de rencontres. Dans ce cadre, si l’image en mouvement incarne le médium idéal pour le travail reconstitutif, elle esquisse aussi l’hypothèse d’une histoire culturelle entendue comme lieu de survivances multiples, et de fantômes activistes. Elle opère ainsi un double travail, d’analyse et d’effacement, de dévoilement et d’omission.
L’exposition du Frac Bourgogne est visible jusqu’au 17 mai 2008.
[1] Wollstonecraft, Mary. Letters Written during A Short Residence in Sweden, Norway and Denmark, Londres: Penguin, 1987, p.175.
[2] Extrait d’un entretien entre l’artiste et Mark Godfrey publié dans le catalogue de l’exposition, Matthew Buckingham. Play the Story, Camden Arts Center, 2007.
[3] Wolff,Charlotte, On the Way to Myself, Londres: Methuen, 1969, p.194.
[4]Gunning, Tom. « Le Prince / Buckingham : Disparition et Retour éternel, ou Cache-cache ? », in Catalogue de l’exposition.