Texte d'Éric Thouvenel.
À première vue, l’économie tant narrative que figurative de Big Business repose d’évidence sur une série d’oppositions directes qu’affectionne d’ordinaire la comédie cinématographique : ordre/désordre, intérieur/extérieur, flou/net, avant-plan/arrière-plan, effets de réel/effets de fiction, immobilité/mouvement, et ainsi de suite. Les deux personnages principaux empruntent à Laurel et Hardy une certaine aisance dans le mutisme, une commune et muette résolution, tout en réactualisant les costumes de l’« homme de la rue » par leur version hypermoderne, chemises blanches et mocassins de colporteurs, uniformes de VRP, de témoins de Jéhovah. Mutisme donc, mais aussi effets d’apparition subits (l’entrée de la voiture dans le champ) et hiératisme des gestes, tirent tranquillement Big Business où il semble qu’on l’attende volontiers : du côté du burlesque – le film est un remake – mâtiné de poésie, et pas franchement rétif à la contemplation, ce qui suggère gentiment une invite à aller voir un peu plus loin que le projet de reconstruction d’un classique de la comédie d’outre-Atlantique.
L’espace du film est, d’emblée, hyperréaliste, comme en atteste l’opposition quasi systématique, à chaque plan ou presque, entre une portion du cadre toujours trop floue et une autre toujours trop nette pour ne pas commencer à se sentir un peu suspicieux devant l’évidence des événements que Wedemeyer met en scène avec une précision, là encore, un peu suspecte. Car la saturation des couleurs et des sons – ceux qui sortent du poste de la voiture, exemplairement – rend lointain le réel sur lequel il faut bien que la fiction ait été prélevée d’une manière ou d’une autre: la greffe, comme le film s’ingénie à le montrer plan après plan, a du mal à prendre, et incite à la gêne plutôt qu’au rire qu’on serait en droit d’attendre d’un film placé sous les auspices d’un des plus grands duos comiques du XXème siècle. Si Big Business respecte certains codes importants du genre – absurdité des situations, impassibilité de la mise en scène et des personnages qui jamais ne s’empêchent de détruire leurs biens respectifs… –, c’est peut-être pour mieux tirer son spectateur dans une direction bien moins attendue.
Ce pourquoi, précisément, le making of du film est non seulement précieux mais constitue, bien plus que l’habituel supplément détachable, une composante à part entière du film qui demande dès lors à être revu, ressaisi, réinterrogé selon des critères qui débordent le burlesque ou, mieux encore, en déplacent la portée critique. On y apprend en effet que les acteurs de Big Business sont des prisonniers, vivant et travaillant au sein de la prison de Waldheim en ex-Allemagne de l’est, dont la tâche quotidienne consiste à construire, puis à détruire, inlassablement semble-t-il, des maquettes servant de modèles à de futures cellules. À la série d’oppositions initialement générées par la fiction, se superposent dès lors d’autres couples de tensions, parallèles ou complémentaires: entre la prison – d’où il est interdit de sortir – et le château, dont les murs forment le corpus initial et dont la fonction était, à l’inverse, d’interdire l’entrée ; entre la fiction et son référent qui n’est plus le réel mais le document ; entre l’activité et le désœuvrement, respectivement prescrite et proscrit par l’institution.
Il va donc s’agir, pour l’artiste et ses collaborateurs, de faire œuvre de ce désœuvrement, qui passe instantanément du poétique au politique: « De quel espace un homme a-t-il besoin ? », demande un prisonnier dans le making of, avant de répondre ironiquement : « 8m2 », soit la taille des cellules dans la prison de Waldheim mais aussi, très probablement, celle du cabanon que les deux vendeurs vont s’ingénier à détruire dans la seconde partie de Big Business. Ce que le film repense à l’aune de son propre commentaire, et reformule avec les moyens de la non-fiction, c’est donc la question des rapports de propriété, explicitée par l’anecdote des plantes vertes – trop longues, on les ampute ; trop nombreuses, on les subtilise – et métaphorisée dans Big Business par l’acharnement des deux personnages principaux sur les fleurs du petit jardin, qui rappellent (tout comme la présence de la palissade) le dénouement tragicomique des Voisins de Norman McLaren (1952).
Ce que le making of donne aussi à voir, c’est le contrechamp de la fiction, les autres prisonniers placés derrière le moniteur de contrôle ou en léger retrait qui regardent, acquiescent, ou s’exclament. À cet égard, il n’est pas inutile de savoir que le tournage du film a provoqué – ou permis, c’est selon – le blocage d’une des principales voies d’accès aux bâtiments pénitentiaires, par laquelle on mène habituellement les hommes en prison. Et ce que démontre enfin l’ensemble du dispositif, le film et son envers, c’est une équivalence généralisée entre microcosme et macrocosme: entre la liberté et l’enfermement, la société et l’univers carcéral, le « monde » et son pendant fictionnel, ce sont les mêmes structures qui se reproduisent et se font écho: une spirale de destruction qui provient originellement d’un malentendu, d’une incapacité à habiter l’espace ensemble, et qui trouve sa résolution dans l’application de la loi du Talion (œil pour œil, dent pour dent). Le sérieux et l’application avec lesquels les uns et les autres se livrent à leurs tâches respectives, même lorsque cela semble relever aussi du jeu (la pulvérisation des vases sous forme de base-ball improvisé) suffit à cet égard à renverser complètement la jouissance burlesque d’une société renvoyée à ses accès de violence infantile, et à glacer d’effroi.
Symboliquement peut-être, c’est tout de même le piano qui sera détruit en dernier, les personnages semblant hésiter, tournant longuement autour de l’instrument avant qu’il ne subisse lui aussi leur brutalité calme, comme si cet objet-là ne pouvait contribuer à l’entreprise de libération chaotique dans laquelle ils se sont lancés. Lorsque s’abattra la masse, elle ne produira, d’ailleurs, que de la dissonance. Le film terminé, on se demandera alors si, projeté à l’envers comme la Démolition d’un mur des frères Lumière, il aurait pu parvenir à reconstruire les fondations d’une sociabilité, à penser le possible et la contingence plutôt que ce principe de réalité dont Wedemeyer invite à contempler la mécanique, et les ruines qu’il produit, au-dedans comme au dehors.
Éric Thouvenel