Texte de Roxane Hamery.
Avant-dernier film de Jean Painlevé, Transitions de phase dans les cristaux liquides (1978) est important à plus d’un titre dans l’œuvre du cinéaste-scientifique et témoigne de l’inventivité perpétuelle dont il fit preuve, alors qu’il atteignait l’âge de 76 ans, que sa carrière avait débuté à la fin des années 20.
L’histoire de ce court métrage de six minutes débute en 1975 lorsque Painlevé commande au compositeur François De Roubaix, qu’il tient pour le nouveau Maurice Jaubert, une musique sur laquelle viendraient se greffer par la suite des images, selon son inspiration. La démarche est inédite pour Painlevé qui a toujours donné la primauté aux images et traditionnellement monté la bande-son de ses films en fonction du montage image. Ayant principalement filmé les animaux des fonds sous-marins (pieuvre, crabes, crevettes, daphnies, hippocampes, etc.), le procédé se comprend aisément puisqu’il s’agissait de constituer des documentaires retraçant les principales phases de la vie de ces animaux, de la naissance à la mort, leurs comportements alimentaires et leurs modes de locomotion. De Roubaix, qui ne connaît de Painlevé que Les Amours de la pieuvre (1967) sur une musique de Pierre Henry, en conclut que le cinéaste recherche une certaine abstraction, a le goût des « collages » et des contrastes. La musique, électronique, expérimentale, qu’il compose s’intitule L’Antarctique. Peu de temps après, lorsqu’il décède dans un tragique accident de plongée sous-marine, c’est son père, le producteur Paul de Roubaix, qui remet à Painlevé la bande enregistrée et celui-ci se montre perplexe, la musique ne lui évoquant aucune image. Le projet reste en berne pour quelques années. C’est en filmant des cristaux liquides pour le scientifique Yves Bouligand que Painlevé a finalement le déclic. Ces substances abstraites, colorées, mobiles lui semblent pouvoir s’harmoniser avec la musique : « J’ai pris la dernière prise de vue que nous ayons faite avec Bouligand, la première image à la hauteur du premier son. Le synchronisme s’en est suivi. C’est ce que j’appelle un hasard cosmique ».
Cette inversion des priorités, entre image et son, incite à revenir sur l’œuvre de Painlevé, trop longtemps et trop souvent considéré comme simple vulgarisateur d’un savoir scientifique, artiste presque par accident, juste un peu plus sensible au travail de composition de l’image et au montage que beaucoup de ses confrères. Par la primauté qu’il donne à la musique, le recours à l’abstraction, jusqu’à l’expression même de « hasard cosmique », le projet de Transitions de phase dans les cristaux liquides permet de dresser le portrait d’un créateur soucieux de réinventer son cinéma, d’en questionner les limites, prenant à revers une méthode de réalisation largement expérimentée par le passé. Plus que le sujet, c’est la forme qui domine ici, les cartons informatifs qui ouvrent le film ne permettant pas au néophyte de comprendre la nature exacte de ces images, l’abstraction relayant la stricte information habituellement requise dans le documentaire scientifique. De la réalité des phénomènes filmés, il ne reste que le spectacle d’une substance en perpétuel mouvement. Le sujet lui-même est devenu informe. Plus de limites, plus de contours, la matière organique déborde le cadre. C’est l’univers tout entier qui semble labile lorsque la perception ne parvient plus à donner sens à ce magma métamorphique. Libre au spectateur d’imaginer alors au gré de sa fantaisie des correspondances avec d’autres formes existantes – comme on le fait parfois en regardant les nuages – ou de se laisser aller au spectacle étrange et paradoxal de ces cristaux malléables, coulées de laves multicolores, arborisations inquiétantes qui envahissent peu à peu l’écran dans une ivresse vertigineuse.