Stan Brakhage, Mothlight, 1963.
Texte d'Émilie Vergé.
Stan Brakhage cinéaste manipule la pellicule, découpe, colle, superpose, un ruban de film, puis deux, puis trois, jusqu’à sept parfois ; peint, grave, griffe, avec ses ongles même, dans de l’amorce noire, lorsque les teintures et produits chimiques qu’il utilisait pour peindre sur film lui ont donné le cancer et interdit l’usage. Ce fut Chinese Series, son dernier film en 2003.
On distingue habituellement ses hand-painted films, mais toute l’œuvre est un hand-made cinema. Rimbaud écrivait : « La main à plume vaut la main à charrue » dans Une Saison en enfer. Brakhage fait son autoportrait en bûcheron vigoureusement au travail dans le final de Dog Star Man. La main à l’outil, active, vaut la main à la caméra. (Et la caméra, lorsqu’elle demeure utilisée, s’indexe à ce régime fortement manuel, depuis les dé/-réglages minutieux du point et de l’exposition, à la gestuelle ample où la caméra portée donne comme de grands coups de brosse – action filming évoquant Pollock et De Kooning.)
Stan Brakhage prend la lignée du poète américain Henry David Thoreau, de son Walden ou la vie dans les bois, lorsqu’en 1959, après s’être essayé à la vie urbaine (Denver, Los Angeles, New York), il s’installe avec sa famille dans une maison retirée sur la montage à 2700 mètres d’altitude près de Boulder dans le Colorado, où ils vivront jusqu’en 1986. Ce choix de vie influencera ses films. Dorénavant, à partir des décennies 1960 et 1970, le paysage y prend une place éminente, moins comme genre ou motif, que comme terreau fertile, matière à visions : il inspire de grands poèmes épiques et cosmiques comme Dog Star Man, il participe encore des films plus intimistes (home-movies), où la Nature tient lieu de « jardin », familial et édénique, Peaceable Kingdom (1971), Star Garden (1974), Garden of Earthly Delights (1981).
Le paysage est lui aussi « pris en main » par Brakhage. Cinéaste de la main, il fait subir à son environnement naturel une singulière transmutation en film dans The Garden of Earthly Delights. Concrètement, il a cueilli différentes plantes des montagnes Rocheuses, qu’il a arrangées en composition entre deux couches de pellicule 35 mm, pour développer directement le résultat. Un film-herbier ? Pas si l’on assigne l’herbier aux finalités taxinomiques du botaniste, pour qui les collections de plantes servent avant tout de support pour classer les espèces, les distinguer en catégories, leur attribuer un nom scientifique. Un biologiste spécialiste de la végétation de cette région du Colorado aurait vu le film, il aurait échoué à identifier aucune espèce . C’est que l’herbier filmique que compose Brakhage, s’apparente à celui auquel rêvait Thoreau, un recueil poétique sans mots qui consisterait simplement en l’agencement sur les pages d’un livre, de feuilles et fleurs prélevées dans la nature, au moment où elles ont pris leur couleur la plus vive – n’ayant pas réalisé ce projet, il écrivit à la place Couleurs d’automne.
La couleur est lumière dans la poésie de Thoreau : couleurs des feuillages automnaux traversés par le soleil, qui soulève leur « éclat » chromatique. La connivence avec le film traversé par la lumière pendant la projection cinématographique est saisie par le film de Brakhage, qui redonne ainsi aux feuilles et fleurs séchées sur la pellicule leur potentiel de couleur-lumière. C’est par là que Brakhage répond au triptyque de Jérôme Bosch qui a donné son titre au film, The Garden of Earthly Delights : réponse à cette représentation de l’Ancien Testament, à l’idée de Chair pécheresse, démentie par ces corps terrestres traversés de lumière, les formes-couleurs-lumière de son film, comme la Chair sauvée parce que Transfigurée du Nouveau Testament.
Ce n’est pas seulement la lumière, mais aussi le mouvement du cinéma, qui fait chanter les espèces végétales. Dans le défilement du film, les tiges deviennent fluidiques, aquatiques, et les ordres de la nature s’inversent, s’ouvrent les uns aux autres, s’échangent – reprenant la vision cosmique du monde de Dog Star Man ; et retrouvant le projet de cet autre grand expérimentaliste du cinéma, Jean Epstein, biologiste et poète avant de passer cinéaste, qui voulait rendre au vivant les montagnes, en imaginant une accélération telle de leur image grâce au film qu’on aurait pu les voir évoluer au fil des siècles en quelques secondes, se mouvoir, « respirer », qui voulait selon le même principe montrer comment une chevelure humaine ralentie par un film peut ressembler à une plante dans le vent, ou un courant aquatique . Humain, animal, végétal : décloisonnés.
Mothlight, qui est le prédécesseur en technique de The Garden of Earthly Delights, film constitué du collage sur pellicule d’ailes de papillons morts, va encore plus loin dans le renversement des grands ordres de la nature : c’est cette fois la vie et la mort qui s’échangent. Brakhage avait ramassé dans une lampe de sa maison ces ailes de papillons, attirés par la lumière et brûlés ; son film leur donne une nouvelle vie dans le battement des photogrammes du film qui défilent, comme si les battement filmiques valaient pour des battements d’ailes, la vie de la forme-mouvement cinématographique pour la vie biologique. Brakhage s’était livré à une semblable réanimation magique du vivant, mort, par le film, quatre ans avant Mothlight, lorsqu’il filma le corps de son chien mort en décomposition dans la forêt, pour Sirius Remembered, revitalisant le cadavre par la course de ses mouvements de caméra et son montage haletant. Les deux films prennent la mort biologique pour revendiquer un vitalisme du film. Mothlight doit ainsi se différencier des collections de papillons morts du lépidoptérologue. Comme l’herbier, leur vocation est une connaissance taxinomique, l’ordre mort des catégories conceptuelles, mortes parce que radicalement et fondamentalement coupées du vivant. Ce qui intéresse Brakhage est le vivant au sens du vitalisme, une qualité vitale qui est élan disait Bergson, un principe tel encore que celui qui a fondé jadis les modèles unistes archaïques du cosmos.
Les ailes de papillons et les pétales de fleurs traversés de lumière dans l’événement-projection de ces films, ces corps-lumière, donnent un chant joyeux et glorieux de la vie terrestre, matérielle. C’est dirait-on le chant d’une Incarnation débarrassée de sa mystique et ramenée à son autotranscendance. A-t-on jamais mieux vu, au cinéma ou ailleurs, que dans Mothlight et The Garden of Earthly Delights, des corps-lumières qui soient en même temps si tangibles ?