L’exil, s’il constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant, est terrible à vivre. C’est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable… Ce qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose, laissé derrière pour toujours. (…) Mais, si l’exil réel découle d’une perte irréversible, pourquoi l’a-t-on intégré avec tant de facilité à la culture moderne, comme un thème puissant, et même enrichissant ? [Edward W. Said, Réflexions sur l’exil et autres essais, Actes Sud, p. 241]
L’expérience de l’exil, qu’elle soit géographique ou intellectuelle contient la quintessence d’un savoir qui, mieux que n’importe quel autre, est capable de dialectiser les contraires, de questionner la différence et de résister aux idéologies conflictuelles de toutes les sortes. Réflexions sur l’Exil et autres essais rassemble des articles qu’Edward W. Said publie de 1967 à 1998. Suscité à la fois par son expérience d’enseignant/chercheur au sein de la Columbia University de New York et par sa propre expérience d’exilé, ainsi que de celle de sa famille, ce recueil d’articles forme un ensemble de réflexions sur le monde actuel et sur sa vision de demain. Philologue, musicologue et politologue, professeur de littérature comparée et précurseur des questions postcoloniales, Said a tracé durant sa vie – non sans peine ni dérive – un parcours intellectuel qui concilie deux tendances à priori contradictoires : développer minutieusement et avec distance critique l’analyse littéraire, tout en valorisant l’expérience directe et immédiate de la vie. Disciple de Giambattista Vico, il revient régulièrement sur sa théorie de la réciprocité entre savoir et connaissance. À sa suite, Said se montre sensible à un savoir de la subjectivité n’ayant rien d’une science exacte. Dans ce contexte, il imagine une nouvelle topographie des humanités et des sciences humaines. Il propose un humanisme questionnant, ouvert aux réalités tant individuelles que collectives. Au centre de ce principe se situe une réflexion critique inlassablement renouvelable, mouvante et émouvante, émanée d’accroches perceptives à leur tour en constant mouvement. Said les nomme des « points de vue exiliques ».
Saïd formule le constat suivant: le monde actuel est constitué d’une dynamique importante de mobilités migratoires. Les réarrangements territoriaux qui ont suivi la deuxième guerre mondiale ont produit de vastes mouvements démographiques que par la suite, les mouvements de colonisation et de décolonisation, les révolutions, les famines, les purifications ethniques n’ont fait qu’accentuer. Les sociétés et les cultures seront de toute façon toujours mêlées, même si elles restent hétérogènes, contradictoires. Les migrations généralisées ne peuvent qu’accentuer ce phénomène de continuelle transformation. Or, même si les cultures sont par définition considérées comme fluides et polymorphes, la généralisation du phénomène migratoire dans les sociétés actuelles affecte les formations géopolitiques et engendre, par les exodes économiques au sein des mégapoles, une situation d’urgence. De cette urgence, Said isole deux éléments symptomatiques d’un trouble de sens plus large : la « précarité de la vision » et la « fragilité de l’énoncé » [idem, p. 14] . Mais il s’agit d’y voir aussi une chance pour instaurer une condition intellectuelle et esthétique nouvelle, consciente d’un héritage culturel jusque-là parfois ignoré ; une condition qui s’appuierait sur une substance de mobilité informée des incessants mouvements d’entrée et de sortie de territoire. Said introduit un sujet de réflexion plus large, à la fois social et psychologique, faisant de l’exil un objet de réflexion et un outil conceptuel – un paradigme migratoire global – dont l’essence mobile, mobilisée et mobilisante, signe une conduite humaine et intellectuelle. Il décrit ainsi l’intellectuel comme quelqu’un qui ne vise ni à « occuper un poste ou une place, ni simplement à appartenir à un pays, mais plutôt à aborder la circulation des idées et des valeurs qui sont en jeu dans notre société ou dans celle de l’Autre, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur » [idem pp. 141-142].
Dans un court texte de 1993, intitulé « Intellectual Exile: Expatriates and Marginals» [in Representations of the Intellectual. The 1993 Reith Lectures, Vintage, Londres, 1994] , Said discute plus particulièrement l’analogie entre expatriation – expérience d’une terrible «fissure entre l’être et la terre» – et ce qu’il appelle «exil intellectuel». Métaphore de l’exil géographique, l’exil intellectuel déterminerait l’attitude de l’esprit, sans cesse et sans repos, au défi de nouvelles hypothèses. Cet exil permet d’ouvrir un espace critique intrinsèquement fluide, un «lieu d’exil intellectuel» au sein duquel opère une intelligence à «points de vue mobiles», «exiliques» [idem, p. 45] . Le sujet est en perpétuel mouvement entre soi et l’autre. Il tente la difficile épreuve de se désincorporer de son point de vue pour incorporer les foyers perceptifs de l’«autre». La tâche est de taille d’autant plus que l’exercice théorique, avant de désigner la manipulation intellectuelle d’un ensemble de concepts abstraits, plus ou moins organisés et appliqués à un domaine particulier, considère habituellement la périphérie à partir d’un foyer cognitif fixe et central. Le «point de vue exilique» rimerait alors avec une perception en situation de parallaxe supprimant l’antinomie de notions telles que centre/périphérie, intérieur/extérieur. Au contraire, Said considère ces notions comme variables de différence mais d’une même substance qualitative, dialectisables dans l’unique geste d’un (perce)voir dyadique et simultané.
En 1994, suite à un diagnostique de leucémie, Said entreprend d’écrire ses mémoires. Il donne à son livre le titre suggestif d’Out of Space, publié en français sous le titre À Contre-voie [ed. Le Serpent à Plumes, 2002]. Or, le titre original traduit mieux le sentiment de non appartenance à un lieu, sentiment que ressent son auteur depuis son plus jeune âge. Il suggère également cet état d’être dans le monde – et qu’il théorisera ensuite comme pour le dédiaboliser – où tout ce qui détermine une identité d’un point de vue géographique et spatial, à savoir un pays natal, une langue, un nom, une localité fixe qui constitue le théâtre de vie d’une succession de générations du même arbre généalogique, fait défaut. Le jeune Edward est né à Jérusalem en 1935, dans une famille de palestiniens, arabes chrétiens ; son père est né à Jérusalem, détenteur de la nationalité américaine (suite à un séjour de dix ans aux Etats-Unis) ; sa mère est née à Nazareth, d’origine et de culture libanaise. Edward, baptisé d’après le prince de Galles, gardera « toute (s)a vie cette incertitude vis-à-vis de (s)es nombreuses identités – qui la plupart du temps sont en conflit – et un souvenir précis de cette envie désespérée que nous soyons tous arabes ou tous européens et américains ou tous chrétiens orthodoxes ou tous musulmans, ou tous égyptiens, ainsi de suite » . De 1941 à 1947, la famille Said réside au Caire et séjourne régulièrement en Palestine. À l’âge de quinze ans, le jeune Edward s’installe définitivement aux Etats-Unis. « Etait-ce possible, dès lors, qu’« Edward » se sente un jour à sa place?» Si ses mémoires racontent les aventures d’un homme exilé du sentiment même d’appartenance à un lieu géographique ou intellectuel, son ouvrage Réflexions sur l’exil et autres essais théorise cette condition. En l’étendant à tous ceux qui, étant réfugiés, expatriés ou émigrés ne réussissent à réparer le vide de pertes irréversibles et de retours impossibles, il crée un sujet de réflexion en prise directe avec le monde contemporain et tout ce que l’avenir nous appelle à construire aujourd’hui.
Les films choisis ici présentent différentes situations d'exil - collectives ou individuelles, physiques ou intellectuelles, réelles ou métaphoriques. Il s'agit de décliner différents aspects du motif de la mobilité mettant en crise la notion même de frontière et par conséquent celle de point de vue. Ce faisant, les films rejoignent les propos de Said : les lieux investis par les agents mobiles deviennent des lieux critiques par excellence, foyers du doute fondamental qui sans cesse repense et reformule l'articulation entre l'ici et l'ailleurs, la subjectivité et l'autre.
Evgenia Giannouri
Saïd formule le constat suivant: le monde actuel est constitué d’une dynamique importante de mobilités migratoires. Les réarrangements territoriaux qui ont suivi la deuxième guerre mondiale ont produit de vastes mouvements démographiques que par la suite, les mouvements de colonisation et de décolonisation, les révolutions, les famines, les purifications ethniques n’ont fait qu’accentuer. Les sociétés et les cultures seront de toute façon toujours mêlées, même si elles restent hétérogènes, contradictoires. Les migrations généralisées ne peuvent qu’accentuer ce phénomène de continuelle transformation. Or, même si les cultures sont par définition considérées comme fluides et polymorphes, la généralisation du phénomène migratoire dans les sociétés actuelles affecte les formations géopolitiques et engendre, par les exodes économiques au sein des mégapoles, une situation d’urgence. De cette urgence, Said isole deux éléments symptomatiques d’un trouble de sens plus large : la « précarité de la vision » et la « fragilité de l’énoncé » [idem, p. 14] . Mais il s’agit d’y voir aussi une chance pour instaurer une condition intellectuelle et esthétique nouvelle, consciente d’un héritage culturel jusque-là parfois ignoré ; une condition qui s’appuierait sur une substance de mobilité informée des incessants mouvements d’entrée et de sortie de territoire. Said introduit un sujet de réflexion plus large, à la fois social et psychologique, faisant de l’exil un objet de réflexion et un outil conceptuel – un paradigme migratoire global – dont l’essence mobile, mobilisée et mobilisante, signe une conduite humaine et intellectuelle. Il décrit ainsi l’intellectuel comme quelqu’un qui ne vise ni à « occuper un poste ou une place, ni simplement à appartenir à un pays, mais plutôt à aborder la circulation des idées et des valeurs qui sont en jeu dans notre société ou dans celle de l’Autre, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur » [idem pp. 141-142].
Dans un court texte de 1993, intitulé « Intellectual Exile: Expatriates and Marginals» [in Representations of the Intellectual. The 1993 Reith Lectures, Vintage, Londres, 1994] , Said discute plus particulièrement l’analogie entre expatriation – expérience d’une terrible «fissure entre l’être et la terre» – et ce qu’il appelle «exil intellectuel». Métaphore de l’exil géographique, l’exil intellectuel déterminerait l’attitude de l’esprit, sans cesse et sans repos, au défi de nouvelles hypothèses. Cet exil permet d’ouvrir un espace critique intrinsèquement fluide, un «lieu d’exil intellectuel» au sein duquel opère une intelligence à «points de vue mobiles», «exiliques» [idem, p. 45] . Le sujet est en perpétuel mouvement entre soi et l’autre. Il tente la difficile épreuve de se désincorporer de son point de vue pour incorporer les foyers perceptifs de l’«autre». La tâche est de taille d’autant plus que l’exercice théorique, avant de désigner la manipulation intellectuelle d’un ensemble de concepts abstraits, plus ou moins organisés et appliqués à un domaine particulier, considère habituellement la périphérie à partir d’un foyer cognitif fixe et central. Le «point de vue exilique» rimerait alors avec une perception en situation de parallaxe supprimant l’antinomie de notions telles que centre/périphérie, intérieur/extérieur. Au contraire, Said considère ces notions comme variables de différence mais d’une même substance qualitative, dialectisables dans l’unique geste d’un (perce)voir dyadique et simultané.
En 1994, suite à un diagnostique de leucémie, Said entreprend d’écrire ses mémoires. Il donne à son livre le titre suggestif d’Out of Space, publié en français sous le titre À Contre-voie [ed. Le Serpent à Plumes, 2002]. Or, le titre original traduit mieux le sentiment de non appartenance à un lieu, sentiment que ressent son auteur depuis son plus jeune âge. Il suggère également cet état d’être dans le monde – et qu’il théorisera ensuite comme pour le dédiaboliser – où tout ce qui détermine une identité d’un point de vue géographique et spatial, à savoir un pays natal, une langue, un nom, une localité fixe qui constitue le théâtre de vie d’une succession de générations du même arbre généalogique, fait défaut. Le jeune Edward est né à Jérusalem en 1935, dans une famille de palestiniens, arabes chrétiens ; son père est né à Jérusalem, détenteur de la nationalité américaine (suite à un séjour de dix ans aux Etats-Unis) ; sa mère est née à Nazareth, d’origine et de culture libanaise. Edward, baptisé d’après le prince de Galles, gardera « toute (s)a vie cette incertitude vis-à-vis de (s)es nombreuses identités – qui la plupart du temps sont en conflit – et un souvenir précis de cette envie désespérée que nous soyons tous arabes ou tous européens et américains ou tous chrétiens orthodoxes ou tous musulmans, ou tous égyptiens, ainsi de suite » . De 1941 à 1947, la famille Said réside au Caire et séjourne régulièrement en Palestine. À l’âge de quinze ans, le jeune Edward s’installe définitivement aux Etats-Unis. « Etait-ce possible, dès lors, qu’« Edward » se sente un jour à sa place?» Si ses mémoires racontent les aventures d’un homme exilé du sentiment même d’appartenance à un lieu géographique ou intellectuel, son ouvrage Réflexions sur l’exil et autres essais théorise cette condition. En l’étendant à tous ceux qui, étant réfugiés, expatriés ou émigrés ne réussissent à réparer le vide de pertes irréversibles et de retours impossibles, il crée un sujet de réflexion en prise directe avec le monde contemporain et tout ce que l’avenir nous appelle à construire aujourd’hui.
Les films choisis ici présentent différentes situations d'exil - collectives ou individuelles, physiques ou intellectuelles, réelles ou métaphoriques. Il s'agit de décliner différents aspects du motif de la mobilité mettant en crise la notion même de frontière et par conséquent celle de point de vue. Ce faisant, les films rejoignent les propos de Said : les lieux investis par les agents mobiles deviennent des lieux critiques par excellence, foyers du doute fondamental qui sans cesse repense et reformule l'articulation entre l'ici et l'ailleurs, la subjectivité et l'autre.
Evgenia Giannouri