Il y a quelque chose de transversal dans les vidéos d’Ângela Ferreira, lié à une non-corrélation entre l’identité concrète des lieux de tournage et leur investissement par des juxtapositions qui ont la propriété d’être en rapport avec des espaces et des temporalités autres. Si l’œuvre d’Ângela Ferreira est marquée par une dualité territoriale, indissociable du parcours biographique de l’artiste, par ses déplacements constants entre l’Afrique – Mozambique, Afrique du Sud – et l´Europe, c’est précisément cette dualité territoriale qui ouvre l’espace indéterminé de l’écriture-vidéo à l’histoire et qui amène à des questions liées à la géopolitique et à tout un travail de déconstruction de l’iconographie et de l’imaginaire coloniaux et post-coloniaux. Le corps d’Ângela Ferreira, dans une démarche autoréférentielle, s’inscrit dans ces espaces qui hébergent le temps et l’histoire, dans ces espaces hétérogènes où les rapports avec l’espace réel sont momentanément mis en évidence et ensuite suspendus à travers l’intervention de l’artiste.
On trouve des espaces abstraits, mais aussi des espaces précis, parfaitement localisables, dans les vidéos d’Ângela Ferreira, comme le Stade National portugais, dans « Untitled », œuvre de 1998. Ce stade d’inspiration germanique, inauguré en 1944, en plein « Estado Novo », a été conçu pour être la cathédrale des événements sportifs et des grandes manifestations publiques promus par le régime de Salazar. Dans un plan unique, fixe et frontal, Ângela Ferreira, habillée de vert –référence à la couleur de l’uniforme militaire de la « Mocidade Portuguesa » (Jeunesse Portugaise) –, accomplit une séquence de gymnastique aérobic. La tribune du stade, d’un néoclassicisme monumental, au second plan, sert de rideau scénique à la performance de l’artiste. La qualité floue de l’image crée un effet de quasi-fusion entre le corps de l’artiste, au premier plan, et l’architecture du stade. Les gestes chorégraphiques entretiennent une relation mixte avec la fixité du plan architectonique, en tant qu’emplacement réel. D’un côté, l’action convoque et déconstruit les iconographies sportives du régime salazariste, de l’autre côté, le lieu architectonique de tournage est converti en un non-lieu ou en un lieu hybride où des spatialités et des temporalités hétérogènes viennent se juxtaposer et se superposer. Le rideau scénique, déchiré, laisse entrevoir une série de lieux autres, des hétérotopies, ouverts sur le temps.
Michel Foucault définit le concept d’hétérotopie comme « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que (pourtant) ils soient effectivement localisables »(1). J’aimerais analyser brièvement la fonction de l’hétérotopie chez Ângela Ferreira. Pour Foucault, les hétérotopies sont, au contraire des utopies, des lieux réels, à l’intérieur d’une même institution de la société et dans lesquels tous les autres emplacements réels sont représentés. Étant une sorte de condensation ou de juxtaposition de spatialités diverses, l’hétérotopie n’est pas universelle, ni constante tout au long de l’histoire et a toujours une fonction par rapport à l’espace social. De plus, l’hétérotopie présuppose un système d’ouverture et de clôture, ce qui l’écarte et l’isole et, en même temps, la rend perméable.
Chez Ângela Ferreira, on trouve une prédilection systématique pour les lieux et objets hétérotopiques, soit le stade, dans l’exemple analysé, soit la colonie, dans « Joal, la Portugaise » (2004), ou bien encore l’architecture moderniste coloniale, dans l’installation « Maison Tropicale » (2007). Toutefois, à travers l’expérimentation du langage artistique et une narration basée sur la friction et le choc sémantiques, ces lieux essentiellement hétérotopiques sont détournés de leur fonction originelle et convertis en nouveaux espaces et objets hétérotopiques. Re-circonscrits, ré-encadrés par le même geste artistique, déplacés et arrachés à leur fonction originaire, ces lieux et objets – de caractère matériel ou immatériel, comme la parole incantatoire de la course taurine portugaise dans « Pega » (2004) – se transforment en résidus historiques à partir desquels de nouvelles discursivités peuvent se dégager, et où apparaît tout un travail d’interrogation sur la mémoire et la déconstruction iconographique.
Il y a aussi des espaces neutres, des non-lieux, qui se transforment en espaces concrets et hétérotopiques. Ainsi dans « Pega », un studio de tournage est converti en arène taurine par le ralentissement de l’image et du son et de la répétition presque inintelligible de la phrase « Eh, toro ! ». Une fois de plus, l’artiste se met en scène, en incarnant un « forcado », figure de la course portugaise qui a pour but d’immobiliser le taureau à mains nues. En fait, la permanence de la présence physique d’Ângela Ferreira semble unifier les spatialités et temporalités discontinues de l’œuvre vidéo de l’artiste. Son inscription, toujours frontale, dans l’espace scénique de ses vidéos, semble interpeller à la fois le spectateur et sa conscience historique, comme le retour d’une chose vue de loin, ou d’une chose que l’on croit oubliée, mais qui est encore là et qui envahit soudainement l’espace de la représentation par la frontalité du corps de l’artiste.
Dans « Joal la Portugaise », Ângela Ferreira incarne Joana Alves, la fondatrice supposée de la ville de Joal-Fadiouth, au Sénegal, où l’œuvre a été filmée. L’artiste raconte, à la première personne tout en s’adressant à la caméra, l’histoire de la fondation de la ville. L’espace fermé de la ville-colonie s’ouvre sur des temporalités hétérogènes, au temps de la colonisation portugaise à Joal-Fadiout, ainsi qu’au temps de la colonisation française au Sénégal, mais aussi au temps de la décolonisation et au temps présent. Cette rupture temporelle ainsi qu’une certaine prédilection pour l’anachronisme, sont accompagnées d’une abstraction spatiale : les paysages et les architectures de la ville, parcourus par le personnage, sont rendus peu à peu irréels, comme réfléchis par un miroir. L’auto-mise en scène d’Ângela Ferreira semble créer, effectivement, un jeu de miroirs, comme si l’artiste trouvait son identité dans un effet de retour de l’image (qui passe aussi par le spectateur), plus exactement dans ce mouvement de passage du proche au lointain. Passage qui n’est pas seulement d’ordre subjectif, mais qui tient surtout à la mémoire collective, à l’histoire et au temps.
Raquel Schefer