Regarde cette poutre au flanc de la colline,
Pointant vers le ciel, tordue et bien trop
Grosse, trop mince, trop courte, trop longue.
Jadis, à vrai dire, elle était assez
Grosse, assez mince, assez courte, assez longue.
Avec trois autres poutres elle portait un toit.
Bertolt Brecht, La poutre, 1941 (trad. Bernard Lortholary)
… une vérité simple et dure: que le passé de nos pères et de nos frères aînés ou de nous-mêmes est encore le nôtre. Il n’est pas encore mort, on ne le réduit pas à une page fermée, on ne l’exorcise pas, on ne le met pas entre parenthèses, mais on l’envisage, quand on a assez de forces, à partir d’un futur proche ou, si l’on veut, d’un but.
Franco Fortini, « Pour un bon emploi du passé », 1976
Franco Fortini, « Pour un bon emploi du passé », 1976
Le premier film de Peter Nestler, Am Siel, remonte à 1962, année du célèbre Manifeste d’Oberhausen, revendication quelque peu volontariste d’un « nouveau » cinéma allemand qui n’éclorera que vers 1966-67, sous forme de longs-métrages de fiction. Nestler appartient à cette première phase, méconnue, du Nouveau Cinéma Allemand : celle que l’on réduit souvent à des tentatives, expérimentales ou documentaires, en vue d’un long-métrage de fiction et du succès international, d’abord dans les festivals puis dans les salles d’art et d’essai. Pour sa part, même s’il a rêvé de tourner au moins un film de fiction (que personne n’a voulu produire), Nestler est demeuré fidèle à son parcours de cinéaste documentaire, cohérent et engagé. Dès 1966, il quitte l’Allemagne de l’Ouest où il ne parvient plus à trouver de moyens de production depuis près d’une année. Il s’établit en Suède, le pays de sa mère. Voir et entendre un film de Peter Nestler, comme un film de Jean-Marie Straub, cela signifie déjà « brosser l’histoire à rebrousse-poil », comme l’écrivait Walter Benjamin. À commencer par celle du Nouveau Cinéma Allemand et de toute cinématographie « nationale », pour en arriver à l’histoire du monde capitaliste contemporain.
Les films de Nestler forment une œuvre remarquable pour sa cohérence, celle d’un cinéaste fidèle qui revient toujours sur les mêmes questions, pour les creuser selon un angle différent : les paysans et les ouvriers, et plus généralement, le travail dans tous ses aspects ; les immigrés et les rapports entre les peuples ; la destruction comme autre face du progrès (encore W. Benjamin : « il n'est aucun document de civilisation qui ne soit document de barbarie »). Souvent, le lieu du tournage donne son titre au film, que ce soit un village ou une ville (Mülheim, Ödenwaldstetten, Sheffield, Fos-sur-mer, Francfort…), un peuple en lutte contre le fascisme et l’impérialisme (Grèce, Espagne, Vietnam, Chile…), ou une région entière, comme pour Die Nordkalotte (1990-91), tourné au lendemain de l’effondrement de l’URSS dans une région quasi-polaire et dévastée par l’industrialisation.
Nestler envisage chaque film comme un précipité d’histoire, selon plusieurs axes thématiques et formels : le monde paysan et ouvrier (surtout en Allemagne) mais aussi des pratiques de travail spécifiques : confrontation entre fabrication artisanale et industrielle du verre, films sur l’imprimerie, sur la fabrication du papier, sur l’industrie textile (dans une série de films tournés dans les années soixante-dix, en collaboration avec sa femme Zsóka). Il s’intéresse aussi au divertissement, l’autre versant du travail, à ces moments de fête que les milieux populaires savaient encore trouver ou créer pour établir quelque forme de communauté. La présence des enfants, qui reviennent de façon subtile et fondamentale dans plusieurs de ses films, dit toute l’importance des relations humaines pour un cinéaste qui a également travaillé à des émissions pour la jeunesse sur la deuxième chaîne de la télévision suédoise, la Sveriges Radio. Car dans tous les cas, à l’instar de Brecht, Nestler entend représenter la réalité de telle sorte qu’on puisse y voir l’étincelle matérielle et concrète du changement : y compris sous l’espèce de la dévastation qui a accompagné la modernité, ce que Nestler montre de façon incontournable – souvent contestée, voire parfois censurée.
Les traces du nazisme, qu’Alexander Kluge allait mettre au centre de son travail dès Brutalität im Stein (co-réalisé avec Peter Schamoni, 1961), occupent une place capitale dans les films de Nestler, même dans les films qui traitent de la réalité paysanne ou industrielle. Ce questionnement brûlant revient notamment dans un cycle de films des années 80 sur l’histoire des juifs : sur le ghetto des juifs à Francfort, par exemple, ou bien sur la représentation des juifs dans la peinture chrétienne (l’histoire de la peinture et des représentations est d’ailleurs au centre de quelques-uns des films de Nestler, qui a étudié la peinture et la sérigraphie à l’Académie de Munich). On n’oubliera pas non plus de rappeler les films qu’il consacre aux Tsiganes, aux Indiens américains et à d’autres minorités persécutées (notamment à l’immigration grecque en Allemagne ou en Suède). Plus généralement, son travail autour de la trace, qui permet de retrouver le corps fossile de l’histoire, participe d’un programmme plus large qui informe le travail des documentaristes allemands les plus importants des années 60 et 70, de Kluge déjà cité à Klaus Wildenhahn, de Harun Farocki à Hartmut Bitomsky. Il s’agit pour Nestler de filmer les faits et, dans un même geste, leur contexte (« tout filmer », comme aurait dit un ethnographe) : la géologie d’un événement, ses déterminations socio-économiques, politiques, culturelles.
Au cours de sa vie, Nestler a été ouvrier, marin, forestier, responsable de programmes pour la télévision etc. ; il a été acteur dans plusieurs films industriels entre les années 50 et 60 (dont deux d’Helmut Käutner) ; enfin il a été peintre et cinéaste. Sa capacité à traverser divers milieux et types d’activités tout en maintenant un cap singulier se reflète dans l’élaboration formelle de ses films, et dans le respect qu’il a devant ce qu’il filme. Nestler parvient toujours à articuler la pluralité d’éléments qui composent le vécu humain et politique d’une collectivité, aussi bien que le sien. À la rigueur propre au traité filmique, il associe un montage et des travellings qui apportent une dimension très forte d’errance. L’association des motifs et des plans y est à la fois libre et rigoureuse, nécessité et liberté se concilient par l’expression même des contrastes, de la non-conciliation. S’articulent ainsi la lutte et le quotidien, tout comme se mêlent le film militant et le documentaire curieux : cinéma direct et indirect à la fois, sociologique aussi bien qu’engagé. De plus, en maître subtil de l’emploi du son au cinéma, Nestler utilise aussi bien le son direct synchrone (pour « donner la parole », comme Carole Roussopoulos, Lajolo et Lombardi, ou d’autres militants) que des stratégies plus médiatisées et « visibles » d’agencement d’images et sons, du commentaire à l’asynchronisme, de la contradiction simple à une dialectique plus poussée : dans tous les cas, le rapport image/son est toujours marqué et producteur d’un supplément de sens.
À l’internationalisme de Vertov, le ciné-œil de Nestler préfère l’attention aiguë au lieu singulier qu’il fait pourtant éclater en une pluralité d’événements visuels et sonores. Il participe ainsi d’un combat tardif et toujours actuel, qui par-delà l’histoire des grands partis révolutionnaires s’intéresse aux milieux particuliers ou minoritaires, en passe de disparaître ou d’éclater en mille morceaux, mais qui résistent toujours, à la limite de la survie. C’est dans le contexte du travail et de l’exploitation que s’inscrit dans les corps, de façon visible, la violence quotidienne du système capitaliste. Mais plutôt que d’enfoncer le clou de l’aliénation, il s’agit pour Nestler de montrer aussi la résistance et la colère, la beauté et la vitalité de ces personnes, de ces groupes, de ces communautés. Et cependant, la pointe ultime du progrès, de l’exploitation de la force de travail et des ressources naturelles est finalement la dévastation, la ruine, l’espace inhabitable : le lien est finalement rompu, il ne reste que la mémoire utopique.
Concentrées en un lieu, la vision et l’écoute de Nestler en interprètent l’histoire et ils la montrent en tant qu’elle s’enracine dans la matière : les pierres, les corps, la nature, jusqu’aux photos, d’archives ou pas (de Bilder fran Vietnam, 1972 à Väntan, 1985, et jusqu’à son film le plus récent Tod und Teufel, 2009). La précision du détail et le respect du particulier donnent à chacun de ses films une valeur universelle. Comme dans les films de Straub-Huillet, le rapport figé entre « paysage » et individu se transforme en histoire, en unité dialectique et tragique dans laquelle les rapports d’oppression et de possession deviennent visibles. Visibles d’abord à travers les traces du passé, ce qui reste dans les mots et dans la chair des corps, des villes, des bâtiments abandonnés, des ruines. Le film matérialiste prend le détour de la trace : seul le spectre de la destruction peut ranimer le spectre du communisme.
Ceux qui sont contre le fascisme sans être contre le capitalisme, qui se lamentent sur la barbarie issue de la barbarie, ressemblent à ces gens qui veulent manger leur part du rôti de veau, mais ne veulent pas qu’on tue le veau. Ils veulent bien manger du veau, mais ils ne veulent pas voir le sang (…) Ils ne sont pas contre les rapports de propriété qui engendrent la barbarie, ils sont seulement contre la barbarie.
(Bertolt Brecht, extrait du Congrès International des Intellectuels contre le Fascisme, Paris 1935, lu par Peter Nestler dans Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schönberg, film tourné par Jean-Marie Straub en 1972 pour la chaîne allemande SWR).
© Dario Marchiori