Durant les vingt dernières années, de nombreuses frontières artistiques se sont déplacées. Les relations entre cinéma et art vidéo, cinéma et photographie, fiction et documentaire ont modifié les attitudes artistiques. Transformé par l’apparition du numérique, le cinéma représente l’un des enjeux critiques de l’art contemporain. Cette métamorphose est particulièrement sensible aujourd’hui dans le dialogue entre les arts plastiques et le cinéma. Le cinéma apparaît désormais comme une référence majeure pour nombre d’artistes. Des cinéastes présentent leurs films sous forme d’installations dans les galeries ou les musées, des artistes réalisent des films dans une économie professionnelle. On voit aussi apparaître, dans le champ du cinéma documentaire, des films singuliers qui ne relèvent ni du circuit du marché de l’art, ni de celui du cinéma d’auteur. Ce sont des œuvres produites hors des circuits traditionnels, bénéficiant des technologies numériques qui favorisent une chaîne de fabrication domestique, connaissant une diffusion parallèle (centres d’art, musées, associations), à mi-chemin de l’essai, du journal filmé, du cinéma expérimental. Ce dialogue entre le cinéma et l’art contemporain offre un certain nombre de questions que je me propose d’explorer dans le cadre de cette chronique.
Beaucoup d’images produites dans le monde aujourd’hui relèvent de la surveillance ou de l’automation : images militaires et stratégiques par satellite, caméras de surveillance urbaines, clichés touristiques produits en masse. Un cinéaste ou un artiste ne peut qu’être questionné par cette nouvelle pratique. La production d’images non vues, aveugles, inquiète la notion d’un point de vue singulier. Si certains cinéastes se sont emparés très tôt de ces images automatiques dans le champ documentaire pour provoquer chez le spectateur une réflexion critique, d’autres cinéastes construisent leurs films en questionnant la perte du point de vue, en imaginant une scène sans regard, peut-être sans auteur. Or la tradition critique française, héritée de la Nouvelle Vague, repose sur la « mise en scène » et la « politique des auteurs ». Un auteur définit un style à travers le choix d’un point de vue. Choisir un point de vue constitue une règle de la mise en scène. Qu’en est-il dès lors que le point de vue n’est plus relié à un regard ? Ce n’est plus désormais l’œil d’un metteur en scène démiurge, mais plutôt celui imaginé par les artistes dès les années 70. Je pense par exemple à l’artiste canadien Michael Snow dans son film la Région centrale (1970) où une caméra télécommandée se déplace autour de son axe dans un paysage désertique, ou à l’artiste américain Andy Warhol quittant son atelier de la Factory pendant le tournage de ses films. Le regard n’est plus dirigé par un sujet souverain, il appartient à l’ensemble du dispositif qui permet de mettre en dialogue le film, l’auteur et le spectateur. La place nouvelle prise par l’exposition du cinéma dans les musées ou les galeries, l’usage de la boucle pour présenter les films, le choix d’une projection dans l’espace permettent à certains artistes de proposer une nouvelle place pour le spectateur.
Je présenterai dans cette première chronique quelques-uns de mes films. Je ne dissocie pas ma pratique de cinéaste d’une réflexion théorique sur le cinéma menée à travers l’activité critique, la publication d’ouvrages, l’enseignement. Le cinéma est pour moi un objet de pensée. J’aime à réaliser des films qui montrent leur mode de production. Sans doute cette inquiétude tient-elle à l’instabilité du médium lui-même. Le cinéaste doit relever désormais le défi de sa métamorphose.
Dans l’un de mes premiers films, à caractère expérimental, le Jardin chinois, réalisé en 1990, je tentai de recréer une Chine imaginaire, proche des chinoiseries de l’art occidental, dans un jardin italien. Le trouble chez le spectateur doit naître de la superposition des deux images : une représentation imaginaire exotique de la Chine et un jardin classique de la Renaissance. Je me suis beaucoup intéressé à la figure de la dialectique. Je cherche à produire chez le spectateur un mouvement d’étonnement, de stupéfaction, de pensée. Dans le film, l’Ébranlement (1997), il s’agit de provoquer la rencontre d’un feu d’artifice avec un duel d’escrime. La rencontre de deux propositions différentes produit-elle un troisième terme ?
Beaucoup d’images produites dans le monde aujourd’hui relèvent de la surveillance ou de l’automation : images militaires et stratégiques par satellite, caméras de surveillance urbaines, clichés touristiques produits en masse. Un cinéaste ou un artiste ne peut qu’être questionné par cette nouvelle pratique. La production d’images non vues, aveugles, inquiète la notion d’un point de vue singulier. Si certains cinéastes se sont emparés très tôt de ces images automatiques dans le champ documentaire pour provoquer chez le spectateur une réflexion critique, d’autres cinéastes construisent leurs films en questionnant la perte du point de vue, en imaginant une scène sans regard, peut-être sans auteur. Or la tradition critique française, héritée de la Nouvelle Vague, repose sur la « mise en scène » et la « politique des auteurs ». Un auteur définit un style à travers le choix d’un point de vue. Choisir un point de vue constitue une règle de la mise en scène. Qu’en est-il dès lors que le point de vue n’est plus relié à un regard ? Ce n’est plus désormais l’œil d’un metteur en scène démiurge, mais plutôt celui imaginé par les artistes dès les années 70. Je pense par exemple à l’artiste canadien Michael Snow dans son film la Région centrale (1970) où une caméra télécommandée se déplace autour de son axe dans un paysage désertique, ou à l’artiste américain Andy Warhol quittant son atelier de la Factory pendant le tournage de ses films. Le regard n’est plus dirigé par un sujet souverain, il appartient à l’ensemble du dispositif qui permet de mettre en dialogue le film, l’auteur et le spectateur. La place nouvelle prise par l’exposition du cinéma dans les musées ou les galeries, l’usage de la boucle pour présenter les films, le choix d’une projection dans l’espace permettent à certains artistes de proposer une nouvelle place pour le spectateur.
Je présenterai dans cette première chronique quelques-uns de mes films. Je ne dissocie pas ma pratique de cinéaste d’une réflexion théorique sur le cinéma menée à travers l’activité critique, la publication d’ouvrages, l’enseignement. Le cinéma est pour moi un objet de pensée. J’aime à réaliser des films qui montrent leur mode de production. Sans doute cette inquiétude tient-elle à l’instabilité du médium lui-même. Le cinéaste doit relever désormais le défi de sa métamorphose.
Dans l’un de mes premiers films, à caractère expérimental, le Jardin chinois, réalisé en 1990, je tentai de recréer une Chine imaginaire, proche des chinoiseries de l’art occidental, dans un jardin italien. Le trouble chez le spectateur doit naître de la superposition des deux images : une représentation imaginaire exotique de la Chine et un jardin classique de la Renaissance. Je me suis beaucoup intéressé à la figure de la dialectique. Je cherche à produire chez le spectateur un mouvement d’étonnement, de stupéfaction, de pensée. Dans le film, l’Ébranlement (1997), il s’agit de provoquer la rencontre d’un feu d’artifice avec un duel d’escrime. La rencontre de deux propositions différentes produit-elle un troisième terme ?
Ces films, conçus comme des traités poétiques, s’inspirent parfois de manuels ou de livres scientifiques à la manière de trompe-l’oeil. Le film l’Attraction universelle (2000) inventorie différentes significations de la gravitation à travers un voyage en train, des cartes du ciel observées à la loupe, la danse d’une funambule, les manèges d’un parc d’attractions, le jeu enfantin des toupies, les feux d’artifice. Il s’agit de provoquer le vertige du spectateur en produisant des rapprochements inattendus. Le Singe de la lumière (2002) explore la dissociation entre le son et l’image. Ce film, divisé en chapitres, propose une série d’actions musicales : chanter, sténographier, déchiffrer une partition, dérouler de la bande magnétique, imiter la langue des oiseaux ou le bruit de l’océan, bégayer, jouer de la musique avec des verres de cristal. Peut-on voir le son ? Le cinéma contemporain ne semble-t-il pas revivre, à l’aune de sa transformation numérique, les traumas liés à l’arrivée du parlant ? La question de la synchronisation, la rencontre d’un corps et d’une parole hantent les films d’aujourd’hui à travers les figures du karaoké, du play-back, de la synthèse vocale. Le Singe de la lumière propose une méditation sur les spectres sonores.
Un récent film, Glossolalie (2005), traite directement de la parole en jouant sur les paradoxes du sens et du non-sens. Ce film inventorie les langues imaginaires : l’espéranto, la langue poétique du poète russe Vélimir Khlebnikov, les prières en langue des Pentecôtistes. Ces différentes performances (parler à l’envers, écouter les radios du monde, converser à plusieurs dans des langues différents, traduire sa propre parole dans la langue des signes, calligraphier un poème chinois, chanter en espéranto, improviser des langues imaginaires) deviennent des actions énigmatiques, presque visuelles, comme si la langue était un matériau plastique. Glossolalie, qui utilise douze langues différentes, est un film sonore muet.
La plupart de mes films sont des jeux poétiques. Les relations entre les images sont ironiques. J’ai aussi réalisé un journal filmé qui suit mon fils depuis sa naissance. Ce journal filmé est très simple. Il montre mon fils grandir peu à peu au fil des années. Réfléchir sur le cinéma et filmer l’enfance sont pour moi indissociables. Je rêve de réaliser des films pour des enfants savants.
Texte d'Erik Bullot
La plupart de mes films sont des jeux poétiques. Les relations entre les images sont ironiques. J’ai aussi réalisé un journal filmé qui suit mon fils depuis sa naissance. Ce journal filmé est très simple. Il montre mon fils grandir peu à peu au fil des années. Réfléchir sur le cinéma et filmer l’enfance sont pour moi indissociables. Je rêve de réaliser des films pour des enfants savants.
Texte d'Erik Bullot