À propos de Big Business et The Making of Big Business de Clemens von Wedemeyer.
La version de Big Business signée Clemens von Wedemeyer se passe de cartons, l’artiste leur préférant le making of qui accompagne son remake. On comprend en regardant ce dernier que les acteurs qui donnent corps à son étonnante version sont des détenus de la prison de Waldheim, en Allemagne. Au fur et à mesure que nous observons les séquences du tournage et que les entretiens avec les prisonniers et le personnel se succèdent, Big Business et The Making of Big Business se révèlent ainsi comme une réflexion surprenante et subtile sur l’univers carcéral. On n’ verra ni fers ni cachots, mais l’aspect théâtral qui distingue tout dispositif pénitentiaire – et qui définit, en somme, tout panoptique – s’y trouve actualisé par la logique implacable du remake cinématographique, de la mise en scène burlesque et de son exhumation inattendue par le fameux duo comique. The Making of Big Business est ainsi, selon les mots de Wedemeyer lui-même, un film sur les prisons. Ce qu’il dénonce - dans le sens de « faire connaître » - concerne pourtant moins leur dimension physique et architecturale – dont il est aussi question dans ces deux films – que leur contrecoup moral, la philosophie utilitaire. En effet, si Big Business et le making of qui l’accompagne sont, en quelque sorte, un essai en science morale, c’est parce qu’ils s’attachent à la dimension éthique du problème :« Que doit être une prison ? ».
Ce que l’on apprend en regardant le making of, c’est que la vie réelle de ces prisonniers de Waldheim n’est pas si éloignée d’une farce cinématographique, leur tâche quotidienne étant de construire, pour ensuite les détruire, des modèles à l’échelle 1:1 de leurs cellules. L’anecdote fait penser à un autre classique du genre burlesque, La Maison démontable [One Week, 1920], où un Buster Keaton tout juste marié peine à assembler la maison préfabriquée que son couple vient de recevoir en cadeau. Keaton galère, son travail étant boycotté par l'intrusion malveillante d’un rival dépité, qui s’amuse à intervertir les numéros des caisses contenant la maison démontable. Celle-ci sera finalement détruite par un train, avant que les jeunes mariés ne décident de refaire leur vie ailleurs. Dans la prison de Waldheim, l’étrange atelier de construction/destruction a, lui aussi, une obscure valeur propédeutique : suivant à la lettre le principe utilitaire, il s’agit non pas de « tester des matériaux », comme on nous l’explique dans le film, mais de préparer les détenus à leur retour dans le monde extérieur. Étrange façon d’occuper les corps et les esprits de ces hommes privés de liberté et forcés de re-jouer, jour après jour, la comédie du fantasme qui hante tout prisonnier : celui de briser les murs de sa cellule, pour (re-)prendre la route et recommencer sa vie.
Veiller à la (ré-)éducation d’un homme, c’est veiller à toutes ses actions, expliquait déjà, dans son célèbre essai sur le panoptique, le philosophe anglais Jeremy Bentham. Comme le concède sans gêne le directeur de l’établissement de Waldheim, la prison est une expérience dont les détenus constituent les cobayes : conditions de travail, régime alimentaire, habillement, hygiène, santé, loisir et châtiments, tout y est décidé d’avance. Sur le mur de son bureau, quatre photographies aériennes de ce qui était auparavant un château transforment l’ancienne forteresse, ainsi miniaturisée par un œil gullivérien et désincarné, en un diagramme de la technologie du pouvoir qu’elle illustre. Entre la question (rhétorique) du détenu qui nous demande « De quel espace un homme a-t-il besoin ? » (il y répondra : « 8 m2 ») et cette autre question « Que doit être une prison ? », le glissement est rapide.
Clemens von Wedemeyer avoue, dans son making of, que tous les films sur les prisons ne peuvent être que faux et que « ce film ne fait pas exception à la règle ». Il ajoute, par ailleurs, que si le cinéma transforme des idées en images, les prisons transforment des personnes en idées. S’agit-il donc d’une dénonciation de l’utilitarisme en tant que philosophie du burlesque (voire et lire du grotesque), ou d’une exploration, subtile et « cinéphiliquement » ingénieuse, du cinéma en tant qu’analogon, spectaculaire et spectacularisant, de l’univers carcéral ? Bentham avait présenté la question du panoptique dans ces termes :
Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer de tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très-énergique et très-utile que les gouvernements pourroient appliquer à différents objets de la plus haute importance.
Nous sommes bien là au cœur de l’art du contrôle de l’univers et, donc, du cinéma. Dans un jeu complexe de mises en abîmes successives - les détenus jouant à l’écran la destruction propédeutique qui remplit leurs journées ; le remake cinématographique -, Clemens von Wedemeyer filme les détenus se regardant les uns les autres sur le moniteur de contrôle du tournage. Ils rient, semblent heureux, « presque comme à l’extérieur ». C’est parce que le cinéma accomplit, (d’)après Bentham, le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. En ce sens, le vrai "Big Business" ne serait que l’application du "The Greatest Happinness Principle"…
Est-ce qu’un film et son making of peuvent constituer un essai en science morale ? Question étrange, d’autant plus que l’œuvre à laquelle nous pensons est un remake d’un film célèbre de Laurel et Hardy. Dans la version originale, le duo comique joue le rôle de deux vendeurs de sapins de Noël en Californie ; la Nativité étant incompatible avec le soleil, ils n’arrivent à en vendre aucun. Suite à une série de malentendus, l’un des clients - l’inoubliable James Finlayson - s’attaque à l’arbre qu’ils veulent à tout prix lui monnayer. Dans une spirale méthodique et hallucinante de vengeance, Laurel et Hardy finissent par démolir la maison de leur irritable client, tandis qui celui-ci détruit, pièce par pièce, leur voiture. Le titre français du film, Œil pour œil, fait allusion à cette mise en scène burlesque de la loi de talion – le célèbre « œil pour œil, dent pour dent » – qui décrète la réciprocité du crime et de la peine et que Laurel et Hardy évoquent dès le premier carton du film. Dans la version de 1929, Big Business commence, en effet, par ces mots : «L’histoire d’un homme qui tendit l’autre joue – et à qui on a cassé la figure » (The story of a man who turned the other cheek - and got punched in the nose).
La version de Big Business signée Clemens von Wedemeyer se passe de cartons, l’artiste leur préférant le making of qui accompagne son remake. On comprend en regardant ce dernier que les acteurs qui donnent corps à son étonnante version sont des détenus de la prison de Waldheim, en Allemagne. Au fur et à mesure que nous observons les séquences du tournage et que les entretiens avec les prisonniers et le personnel se succèdent, Big Business et The Making of Big Business se révèlent ainsi comme une réflexion surprenante et subtile sur l’univers carcéral. On n’ verra ni fers ni cachots, mais l’aspect théâtral qui distingue tout dispositif pénitentiaire – et qui définit, en somme, tout panoptique – s’y trouve actualisé par la logique implacable du remake cinématographique, de la mise en scène burlesque et de son exhumation inattendue par le fameux duo comique. The Making of Big Business est ainsi, selon les mots de Wedemeyer lui-même, un film sur les prisons. Ce qu’il dénonce - dans le sens de « faire connaître » - concerne pourtant moins leur dimension physique et architecturale – dont il est aussi question dans ces deux films – que leur contrecoup moral, la philosophie utilitaire. En effet, si Big Business et le making of qui l’accompagne sont, en quelque sorte, un essai en science morale, c’est parce qu’ils s’attachent à la dimension éthique du problème :« Que doit être une prison ? ».
Ce que l’on apprend en regardant le making of, c’est que la vie réelle de ces prisonniers de Waldheim n’est pas si éloignée d’une farce cinématographique, leur tâche quotidienne étant de construire, pour ensuite les détruire, des modèles à l’échelle 1:1 de leurs cellules. L’anecdote fait penser à un autre classique du genre burlesque, La Maison démontable [One Week, 1920], où un Buster Keaton tout juste marié peine à assembler la maison préfabriquée que son couple vient de recevoir en cadeau. Keaton galère, son travail étant boycotté par l'intrusion malveillante d’un rival dépité, qui s’amuse à intervertir les numéros des caisses contenant la maison démontable. Celle-ci sera finalement détruite par un train, avant que les jeunes mariés ne décident de refaire leur vie ailleurs. Dans la prison de Waldheim, l’étrange atelier de construction/destruction a, lui aussi, une obscure valeur propédeutique : suivant à la lettre le principe utilitaire, il s’agit non pas de « tester des matériaux », comme on nous l’explique dans le film, mais de préparer les détenus à leur retour dans le monde extérieur. Étrange façon d’occuper les corps et les esprits de ces hommes privés de liberté et forcés de re-jouer, jour après jour, la comédie du fantasme qui hante tout prisonnier : celui de briser les murs de sa cellule, pour (re-)prendre la route et recommencer sa vie.
Veiller à la (ré-)éducation d’un homme, c’est veiller à toutes ses actions, expliquait déjà, dans son célèbre essai sur le panoptique, le philosophe anglais Jeremy Bentham. Comme le concède sans gêne le directeur de l’établissement de Waldheim, la prison est une expérience dont les détenus constituent les cobayes : conditions de travail, régime alimentaire, habillement, hygiène, santé, loisir et châtiments, tout y est décidé d’avance. Sur le mur de son bureau, quatre photographies aériennes de ce qui était auparavant un château transforment l’ancienne forteresse, ainsi miniaturisée par un œil gullivérien et désincarné, en un diagramme de la technologie du pouvoir qu’elle illustre. Entre la question (rhétorique) du détenu qui nous demande « De quel espace un homme a-t-il besoin ? » (il y répondra : « 8 m2 ») et cette autre question « Que doit être une prison ? », le glissement est rapide.
Clemens von Wedemeyer avoue, dans son making of, que tous les films sur les prisons ne peuvent être que faux et que « ce film ne fait pas exception à la règle ». Il ajoute, par ailleurs, que si le cinéma transforme des idées en images, les prisons transforment des personnes en idées. S’agit-il donc d’une dénonciation de l’utilitarisme en tant que philosophie du burlesque (voire et lire du grotesque), ou d’une exploration, subtile et « cinéphiliquement » ingénieuse, du cinéma en tant qu’analogon, spectaculaire et spectacularisant, de l’univers carcéral ? Bentham avait présenté la question du panoptique dans ces termes :
Si l’on trouvait un moyen de se rendre maître de tout ce qui peut arriver à un certain nombre d’hommes, de disposer de tout ce qui les environne, de manière à opérer sur eux l’impression que l’on veut produire, de s’assurer de leurs actions, de leurs liaisons, de toutes les circonstances de leur vie, en sorte que rien ne pût échapper ni contrarier l’effet désiré, on ne peut pas douter qu’un moyen de cette espèce ne fût un instrument très-énergique et très-utile que les gouvernements pourroient appliquer à différents objets de la plus haute importance.
Nous sommes bien là au cœur de l’art du contrôle de l’univers et, donc, du cinéma. Dans un jeu complexe de mises en abîmes successives - les détenus jouant à l’écran la destruction propédeutique qui remplit leurs journées ; le remake cinématographique -, Clemens von Wedemeyer filme les détenus se regardant les uns les autres sur le moniteur de contrôle du tournage. Ils rient, semblent heureux, « presque comme à l’extérieur ». C’est parce que le cinéma accomplit, (d’)après Bentham, le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. En ce sens, le vrai "Big Business" ne serait que l’application du "The Greatest Happinness Principle"…