L'imaginaire scientifique.

Charles Darwin, Charles Darwin's Papers Online, © Cambridge University Library.

Texte de Christian Joschke.

Nous appelons communément « images d’enregistrement » les images produites par des techniques où la main de l’homme n’intervient qu’indirectement. Il peut s’agir des méthodes graphique ou chronophotographique développées par Étienne-Jules Marey comme des daguerréotypes que Jules Janssen réalisa de la révolution de Vénus ou encore des séries de photographies microscopiques mises bout à bout dans les films de Jean Painlevé. Dans chacune de ces images, la technique assure l’invariabilité de la procédure. Chez Marey cette invariabilité est la garantie d’une juste mesure des variations grandes ou petites de l’objet photographié. Le pas de Georges Demeny, son assistant, est « enregistré » pour être mesuré, au même titre que le pouls d’une grenouille est inscrit sur le papier dans ses études sur les fonctions cardiaques. Lorraine Daston et Peter Galison ont montré, dans leur livre publié récemment, Objectivity (MIT Press, 2007), que l’absence d’intervention humaine dans la production des images — qui correspond à l’abandon du dessin au profit de méthodes graphiques et photographiques dans une grande partie des observations empiriques à partir du milieu du XIXe siècle — apparaît dans les pratiques et les discours des savants comme une vertu majeure assurant l’objectivité scientifique. Pour résumer, l’exigence d’objectivité dans l’observation du fait scientifique a progressivement remplacé celle de typicité du document propre à la science du XVIIIe siècle. Tandis qu’au XVIIIe siècle, les savants faisaient appel au talent du dessinateur pour produire une image typique et épurée, nettoyée des imperfections de la nature, ils cherchèrent au contraire, à l’ère du positivisme, à observer le plus exactement possible les faits empiriques. Ils ont employé à cette recherche des méthodes et un discours censés encadrer la visualisation les phénomènes : exactitude, technicité, renoncement aux émotions dans l’observation et l’interprétation des images. L’image paraissait ainsi libérée de la subjectivité de l’artiste dessinateur et de celle du savant interprète ; son interprétation paraît désormais contrainte et orientée par une proximité maximale entre l’analogon et son objet. Une image est image d’enregistrement dans la mesure où elle a pour fonction de prolonger la perception et de donner à son objet une réalité qu’il n’a pas dans tout autre type d’image.


On imaginera difficilement qu’une image puisse dans ses conditions continuer de susciter des émotions, de produire des associations visuelles, d’exprimer un contenu symbolique ou de servir de support à une métaphore visuelle. On imaginera difficilement qu’elle participe en somme du mouvement de la pensée. L’abnégation scientifique semble étouffer par le protocole l’imagination même du savant. Mais c’est faire peu de cas de la créativité scientifique que d’admettre ainsi la toute puissance du discours de l’objectivité. Il est peu probable que les exigences de l’observation des faits empiriques puissent réduire à volonté la distance entre l’image et son objet. Une image, quoiqu’on en dise, diffère de la perception qu’on peut avoir d’un objet réel. C’est à ce stade que l’œuvre de Horst Bredekamp nous est utile pour comprendre le fonctionnement de l’imaginaire scientifique et pour donner à l’art un rôle de premier plan dans cet imaginaire. Bredekamp nous montre en effet comment dans la recherche théorique, les images issues du quotidien du savant peuvent servir de support symbolique. Son livre Les coraux de Darwin (Presses du réel, 2008) est à ce titre exemplaire. Il montre que les diagrammes que Charles Darwin produisit de l’évolution des espèces renvoient simultanément à plusieurs objets. En premier lieu, à une abstraction de l’évolution des espèces : le fameux diagramme inséré dans L’Origine des espèces (1851) est ainsi devenu une icône de la modernité, puisqu’il résume en une image toute la théorie de darwinienne. Ce diagramme représente dans sa forme abstraite l’ensemble de l’histoire naturelle tel qu’aucune vue petite ou grande de la nature ne peut l’embrasser. En second lieu, ces diagrammes figurent de manière métaphorique des objets réels et concrets, qui lui permettent d’accélérer la recherche théorique en lui fournissant des modèles naturels. En l’occurrence, l’image du diagramme fait penser à la forme d’un corail. C’est ainsi, en tout cas, que Darwin interprétait lui-même son dessin. Car l’image du corail apparaît pour Darwin comme une alternative productive au modèle de l’arbre employé communément dans tous les types de généalogies. Dans cette recherche d’une forme abstraite et diagrammatique de la nature, la référence consciente au corail est nécessaire, car la différence que présente son système de ramifications par rapport à celui de l’arbre permet de penser avec plus de précision les formes abstraites de l’évolution naturelle. Dans cette recherche, c’est donc l’objet métaphorique qui sert de support à la pensée abstraite. Là où la démonstration de Bredekamp s’avère passionnante, c’est dans la description précise de cette métamorphose de la pensée. Car la référence mimétique ne produit pas une image fixe et immuable. La référence au corail n’est pas une fin en soi. Elle est le moyen de la pensée en mouvement. La mimésis n’a pas de valeur en tant que résultat mais en tant qu’elle oriente et accélère le mouvement de la main qui dessine. C’est la main qui produit sur le papier, en référence à cet objet naturel, l’impulsion créatrice de la théorie de l’évolution. L’esquisse du corail devient par cette opération la « membrane » même de la pensée de l’évolution.

En quoi cette réflexion sur la dynamique du dessin peut-elle nous aider à comprendre mieux la vie des images techniques que la science a produit et continue aujourd’hui de produire ? En somme comment peut-on concilier deux acceptions de l’image scientifique : la recherche de l’objectivité par la technique d’enregistrement et l’exigence de créativité dans l’abstraction du dessin ? Si l’on accepte comme tel le discours des savants du XIXe siècle sur la production des images objectives, ne risque-t-on pas d’écarter de la réflexion sur l’imaginaire scientifique le rôle indéniable que les images continuent de jouer par leur fonctionnement symbolique ou métaphorique ? Il faut en fait se donner les moyens de relativiser le discours de la science sur elle-même afin de mieux rendre compte du fonctionnement de l’imaginaire scientifique. C’est le sens du travail de Horst Bredekamp. L’image, même enserrée par le discours du positivisme, n’offre jamais d’accès immédiat à son objet. Il a été montré par exemple, dans une étude d’Olaf Breidbach, que les daguerréotypies microscopiques des globules rouges d’Albert Donné et Léon Foucault doivent leur clarté à la retouche de leurs auteurs. La technique crée l’image, mais il arrive toujours un moment où la finalité imaginaire lui dicte des vues. Il arrive toujours un moment où l’objet est conçu en dehors de sa présence réelle. Il importe peu de savoir si cette modification est opérée par la main de l’homme ou par la technique. Car la technique est création humaine, de sorte qu’entre les images scientifiques et les images artistiques les points communs sont nombreux. Et c’est parce que la technique est création qu’elle peut se donner comme conscience réfléchie de l’image. C’est parce que nous parvenons à imaginer les méthodes « d’enregistrement », à nous les représenter, que nous savons que nous n’avons pas affaire à l’objet réel mais à son image. Seule cette conscience d’être en présence d’une image garantit le lien entre l’image et la pensée. Cette conscience réfléchie nous assure qu’il ne s’agit ni d’un rêve, ni d’une hallucination, ni même d’une perception ; elle nous permet de lire cette image comme une image et de lui associer des fonctions symboliques. On comprend mieux, dans cette contradiction de l’hypothèse positiviste, que les mêmes méthodes puissent être appliquées invariablement à l’interprétation des images scientifiques ou artistiques. C’est le travail de la science des images (Bildwissenschaft), dont Horst Bredekamp est un des plus éminents représentants.