À propos de Science Friction de Stan Vanderbeek (1959).
/ Quelque chose ne colle pas / le scientifique a une tête de chien / Science Friction / comme d’autres films de cette première période créative de Vanderbeek / tient peut-être moins du collage dadaïste que d’un découpage beatnik compulsif à visée dystopique / une fusée brise l’écran cathodique / Science Friction / c’est d’abord la friction / rien ne colle / rien ne s’assemble / du travail au marteau / les éléments les plus saugrenus sont juste apposés / non posés les uns à côté des autres mais les uns contre les autres / construit comme un film monstre / qui avale tout / qui vomit tout / une machine à hacher les icônes / un broyeur d’images modernistes / le film propose de s’enivrer jusqu’à plus soif des ruines des leurres mythologiques du vingtième siècle / détruire ordonne-t-il / chouette / une explosion atomique / chaque production médiatique est déclarée fallacieuse / obsolète / spécieuse / grotesque / marteau / l’animation est saccadée / abrupte / elle insiste sur l’incohérence barbare d’un univers soumis aux lois de la croissance / les objets mal animés instaurent la discontinuité dans le discours global si continu / si lisse / si luisant du médiatico-scientifique / encore ouvrir les têtes au marteau / pas de logique ici / pas de stratégie / pas de communication / briser la dynamique interne du système / brocarder les emblèmes et les mascottes du marché / ridiculiser l’ambition du progrès / la bouteille de coca est la figure de proue d’une voiture-fusée / le film est une exploration persifleuse de l’imaginaire imposé / de l’art imposé / des référents imposés / sous le mode de la désordonnance / de la désobéissance / du sarcasme / de l’aberration / cette grosse tête n’a rien à faire sur ce petit corps musclé / au moins trois principes de destruction sont à l’oeuvre / 1 / le principe de distraction / une image est tendue / oh / un hareng rouge / c’est autre chose / c’est tout autre chose / je ne sais plus ce que j’ai vu / si / mais je ne sais plus ce que je devais voir / est-ce que je peux le revoir / non / déjà autre chose / déjà tout autre chose / je n’ai pas le temps de comprendre / trop vite / l’accumulation des éléments les plus incongrus provoque un étonnement sans cesse renouvelé qui empêche le spectateur d’intégrer quoi que ce soit / le scaphandre du cosmonaute se ferme avec une épingle à nourrice / les images se phagocytent et se chassent les unes les autres / véritable course à l’abîme / créer un état d’attention contrarié du spectateur / le rendre attentif à tout pour l’empêcher de se concentrer / diffracter / ne jamais donner de temps à la rêverie molle / à l’ensommeillement des images rassurantes / ne jamais donner du temps de cerveau disponible / de la distraction comme posture de résistance / 2 / le principe de déviation / jouer aux fléchettes avec des fusées spatiales / prendre les choses par leur revers ou ne pas les prendre comme l’on devrait / distordre les simulacres / la terre est une boule de golf / faire dériver les stéréotypes / détourner les codes génériques / 3 / le principe de saturation / trop d’images tue l’image / superposer les images et ne surtout pas raccorder les couches / multiplier les dimensions, les registres et les natures / bousiller les images / les colorer / explosion de rouge / les surexposer / éclat lumineux du projecteur de temps à autre / les charbonner / noircissement des motifs / les scribouiller / les éclabousser / les peinturlurer / condamner la photo du magazine par le dessin primitif / nuage nucléaire ou gribouillage / le montage du film n’a rien d’arbitraire / une parfaite et fascinante double spirale / le trou noir de l’espace / la virtualité d’une matrice informatique / une forme circulaire revient inlassablement rythmer le regard / tous ces plans de lunettes astronomiques ou microscopiques ne viennent-ils pas insister sur la difficulté de regarder les choses à bonne distance / parmi les nombreuses lignes thématiques qui s’enchevêtrent dans le film / en garder trois / des impossibilités permanentes / limites absolues / 1 / la découverte / qu’y a-t-il à découvrir sous le masque d’un visage sinon un autre masque / l’homme est un singe pour l’homme / des fils et des filles dans la tête des hommes / déjà la leçon du retapeur de cervelle d’Emile Cohl / rien que du désordre à l’intérieur / dévisser les têtes pour se rendre compte qu’elles tournent sot / rien que du muscle dans le corps du bodybuilder passé au microscope / encore plus de bras musclés / 2 / la manipulation / cauchemar récurrent de la science-fiction / mettre la main sur / avoir la main mise sur / prendre la terre et la briser comme un oeuf / ouvrir un crâne / ouvrir la télévision / la main n’attrape que le vide / appuyer sur le bouton rouge / provoquer le désastre et la désolation d’un doigt ganté / la main autoritaire et manipulatrice est également réifiée / assimilée à un jouet inepte / 3 / l’élévation / aller plus haut / décoller / des fusées partout / tout est fusée / la tour de Pise / la Statue de la liberté / la tour Eiffel / le pompier moustachu / la fourchette et le stylo à bille / tout s’envole / rien ne va nulle part / le haut n’est pas une direction mais un fantasme commun / il n’y a pas d’espace à traverser / tout cela pourrait être un peu banal finalement si la forme même du film n’étrangisait pas chacune de ses composantes / car tout paraît extrêmement mobile / et pourtant tout semble absolument pétrifié / frappé d’une malédiction entropique / tous les visages grimacent / c’est qu’il n’y a rien de tactile dans ce film / le monde dépeint est celui où tout se téléscope mais rien ne se touche / la friction sans frottis / les deux moments organiques / la transformation du savant fou face caméra / la cuisson de l’oeuf au plat / sont des moments graphiques comme les autres / réifiés par les procédés d’image par image ou d’altération de vitesse / Science Friction décrit un monde d’objets avec des objets / un univers en terrifiante et indéfectible croissance où les images et les objets s’accumulent perpétuellement / Science Friction est un film infini / qui continue à débiter ses images absurdes bien après que la salle soit rallumée /
[1]: Sur la science-fiction : “Sa vocation profonde est au contraire de mettre en évidence, de mettre en exergue, encore et toujours, notre incapacité à imaginer le futur ; de donner corps, à travers des représentations apparemment pleines qui à l’examen s’avèrent structuralement, constitutivement pauvres, à l’atrophie actuelle de ce que Marcuse appelait “l’imagination utopique”, l’imagination de l’altérité et de la différence radicale; de réussir en échouant, de servir malgré elles et contre leur gré, de véhicules à une méditation, qui, s’embarquant pour l’inconnu, se trouve irrévocablement engluée dans l’archiconnu, et se transforme donc, contre toute attente, en une contemplation de nos limites absolues”: F. Jameson, Penser avec la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 20.
/ Quelque chose ne colle pas / le scientifique a une tête de chien / Science Friction / comme d’autres films de cette première période créative de Vanderbeek / tient peut-être moins du collage dadaïste que d’un découpage beatnik compulsif à visée dystopique / une fusée brise l’écran cathodique / Science Friction / c’est d’abord la friction / rien ne colle / rien ne s’assemble / du travail au marteau / les éléments les plus saugrenus sont juste apposés / non posés les uns à côté des autres mais les uns contre les autres / construit comme un film monstre / qui avale tout / qui vomit tout / une machine à hacher les icônes / un broyeur d’images modernistes / le film propose de s’enivrer jusqu’à plus soif des ruines des leurres mythologiques du vingtième siècle / détruire ordonne-t-il / chouette / une explosion atomique / chaque production médiatique est déclarée fallacieuse / obsolète / spécieuse / grotesque / marteau / l’animation est saccadée / abrupte / elle insiste sur l’incohérence barbare d’un univers soumis aux lois de la croissance / les objets mal animés instaurent la discontinuité dans le discours global si continu / si lisse / si luisant du médiatico-scientifique / encore ouvrir les têtes au marteau / pas de logique ici / pas de stratégie / pas de communication / briser la dynamique interne du système / brocarder les emblèmes et les mascottes du marché / ridiculiser l’ambition du progrès / la bouteille de coca est la figure de proue d’une voiture-fusée / le film est une exploration persifleuse de l’imaginaire imposé / de l’art imposé / des référents imposés / sous le mode de la désordonnance / de la désobéissance / du sarcasme / de l’aberration / cette grosse tête n’a rien à faire sur ce petit corps musclé / au moins trois principes de destruction sont à l’oeuvre / 1 / le principe de distraction / une image est tendue / oh / un hareng rouge / c’est autre chose / c’est tout autre chose / je ne sais plus ce que j’ai vu / si / mais je ne sais plus ce que je devais voir / est-ce que je peux le revoir / non / déjà autre chose / déjà tout autre chose / je n’ai pas le temps de comprendre / trop vite / l’accumulation des éléments les plus incongrus provoque un étonnement sans cesse renouvelé qui empêche le spectateur d’intégrer quoi que ce soit / le scaphandre du cosmonaute se ferme avec une épingle à nourrice / les images se phagocytent et se chassent les unes les autres / véritable course à l’abîme / créer un état d’attention contrarié du spectateur / le rendre attentif à tout pour l’empêcher de se concentrer / diffracter / ne jamais donner de temps à la rêverie molle / à l’ensommeillement des images rassurantes / ne jamais donner du temps de cerveau disponible / de la distraction comme posture de résistance / 2 / le principe de déviation / jouer aux fléchettes avec des fusées spatiales / prendre les choses par leur revers ou ne pas les prendre comme l’on devrait / distordre les simulacres / la terre est une boule de golf / faire dériver les stéréotypes / détourner les codes génériques / 3 / le principe de saturation / trop d’images tue l’image / superposer les images et ne surtout pas raccorder les couches / multiplier les dimensions, les registres et les natures / bousiller les images / les colorer / explosion de rouge / les surexposer / éclat lumineux du projecteur de temps à autre / les charbonner / noircissement des motifs / les scribouiller / les éclabousser / les peinturlurer / condamner la photo du magazine par le dessin primitif / nuage nucléaire ou gribouillage / le montage du film n’a rien d’arbitraire / une parfaite et fascinante double spirale / le trou noir de l’espace / la virtualité d’une matrice informatique / une forme circulaire revient inlassablement rythmer le regard / tous ces plans de lunettes astronomiques ou microscopiques ne viennent-ils pas insister sur la difficulté de regarder les choses à bonne distance / parmi les nombreuses lignes thématiques qui s’enchevêtrent dans le film / en garder trois / des impossibilités permanentes / limites absolues / 1 / la découverte / qu’y a-t-il à découvrir sous le masque d’un visage sinon un autre masque / l’homme est un singe pour l’homme / des fils et des filles dans la tête des hommes / déjà la leçon du retapeur de cervelle d’Emile Cohl / rien que du désordre à l’intérieur / dévisser les têtes pour se rendre compte qu’elles tournent sot / rien que du muscle dans le corps du bodybuilder passé au microscope / encore plus de bras musclés / 2 / la manipulation / cauchemar récurrent de la science-fiction / mettre la main sur / avoir la main mise sur / prendre la terre et la briser comme un oeuf / ouvrir un crâne / ouvrir la télévision / la main n’attrape que le vide / appuyer sur le bouton rouge / provoquer le désastre et la désolation d’un doigt ganté / la main autoritaire et manipulatrice est également réifiée / assimilée à un jouet inepte / 3 / l’élévation / aller plus haut / décoller / des fusées partout / tout est fusée / la tour de Pise / la Statue de la liberté / la tour Eiffel / le pompier moustachu / la fourchette et le stylo à bille / tout s’envole / rien ne va nulle part / le haut n’est pas une direction mais un fantasme commun / il n’y a pas d’espace à traverser / tout cela pourrait être un peu banal finalement si la forme même du film n’étrangisait pas chacune de ses composantes / car tout paraît extrêmement mobile / et pourtant tout semble absolument pétrifié / frappé d’une malédiction entropique / tous les visages grimacent / c’est qu’il n’y a rien de tactile dans ce film / le monde dépeint est celui où tout se téléscope mais rien ne se touche / la friction sans frottis / les deux moments organiques / la transformation du savant fou face caméra / la cuisson de l’oeuf au plat / sont des moments graphiques comme les autres / réifiés par les procédés d’image par image ou d’altération de vitesse / Science Friction décrit un monde d’objets avec des objets / un univers en terrifiante et indéfectible croissance où les images et les objets s’accumulent perpétuellement / Science Friction est un film infini / qui continue à débiter ses images absurdes bien après que la salle soit rallumée /
[1]: Sur la science-fiction : “Sa vocation profonde est au contraire de mettre en évidence, de mettre en exergue, encore et toujours, notre incapacité à imaginer le futur ; de donner corps, à travers des représentations apparemment pleines qui à l’examen s’avèrent structuralement, constitutivement pauvres, à l’atrophie actuelle de ce que Marcuse appelait “l’imagination utopique”, l’imagination de l’altérité et de la différence radicale; de réussir en échouant, de servir malgré elles et contre leur gré, de véhicules à une méditation, qui, s’embarquant pour l’inconnu, se trouve irrévocablement engluée dans l’archiconnu, et se transforme donc, contre toute attente, en une contemplation de nos limites absolues”: F. Jameson, Penser avec la science-fiction, Paris, Max Milo, 2008, p. 20.
Texte de Dick Tomasovic