Ce texte est un extrait du livre d’Oksana Boulgakowa, inédit en français: Sergej Eisenstein. Drei Utopien – Architekturenwürfe zur Filmtheorie (Berlin, PotemkinPress, 1996). Dans ce passage, Oksana Boulgakowa envisage différentes phases du scénario de Glass House qui, entre 1927 et 1930, passe d’une « comédie de l’œil » à un « drame du voir ».
L’évolution de l’idée se fait en trois phases. Dans les premières esquisses de l’année 1927, le projet Glass House se situe entre la critique sociale (démasquer) et le renversement ironique d’une comédie de situation (de la manière la plus intelligente qui soit comme l’écrivit Eisenstein).
À cette époque, les notes d’Eisenstein n’attestent cependant pas un travail sur les structures narratives et les clichés d’une comédie de situations mais plutôt de son intérêt pour le travail sur le verre comme matériau. Et ce sont bien les expérimentations photographiques sur la texture de surface du verre qui deviendront le sujet de son film. La comédie de situation est conçue en janvier 1928 comme une comédie des positions de la caméra entendues, littéralement, d’un point de vue matériel : celle des angles et des perspectives. Glass House naît comme storyboard dessiné pour être développé ensuite comme projet architectural en réponse aux « Stadtfilme », c’est-à-dire aux « films de ville » (ceux de Vertov, de Ruttmann, au projet de Moholy-Nagy) – ceci d’autant plus que L’Homme à la caméra de Vertov était déjà de bout en bout un film théorique, ayant moins pour objet la ville que la caméra et le cinématographe.
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Glass House est conçu comme un film théorique sur le cinéma – la caméra comme œil, comme appareil de radiographie ; la maison de verre est un modèle de compréhension du cinéma : transparence de la structure, changement des positions et des perspectives visuelles (au principe de la dramaturgie visuelle, laquelle devient une structure narrative), et décentrisme de principe. On peut comparer cela aux prises de vue de Entr’acte (1927) de Clair, de The Lodger : A Story of the London Fog (1927) de Hitchcock – images avec lesquelles Eisenstein souhaite débattre, et ce par le biais de ses propres images.
Glass House est conçu comme un film abstrait, sans objet, vers les protagonistes duquel avancent caméra et ascenseur ; l’ascenseur surgit comme l’œil matérialisé de la caméra qui se meut entre les niveaux, les étages, peut changer de position. Il est « voyant » - à la différence des habitants, aveugles.
En effet, la faculté de voir n’est pas celle d’un individu (bien que cette faculté de voir soit celle du spectateur du film à venir, quand bien même celui-ci n’a pas été tourné, qui s’identifiera ultérieurement à la caméra), mais celle de l’œil mécanique, qui radiographie l’édifice.
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La caméra étant au principe de la vision et de la variation perspective, le genre trouve à se définir comme « comédie de l’œil ». Cependant en 1928, alors qu’Eisenstein subjectivise la faculté de voir - qui devient celle d’un homme réduit à une seule « perspective visuelle » -, la fable (et ce faisant la réalité de l’édifice) prend la forme d’un drame de la « vision » et de la « révélation ». Eisenstein décide « qui voit quoi » et la faculté de voir doit enclencher le développement de l’action. Le premier personnage devenu voyant est un fou (défini, à partir de juillet 1928, comme idéaliste et poète). Sa « révélation », qu’il communique aux autres, entraîne une série de crimes. Après la découverte de la transparence des murs, toutes les intrigues seront construites sur la métaphore de l’opacité (retour littéral au figuré) des relations causales : divorce, chantage, espionnage reposent sur la transparence masquée des relations.
Il s’avère que les hommes ne sont pas de bons spectateurs et la découverte de la possibilité de voir fait d’eux des voyeurs. Partant de la « comédie de l’œil » se joue alors un « drame du voir », voire une tragédie, car malgré la transparence de la structure, les relations demeurent peu transparentes, opaques. Et quand elles le sont, un désastre en résulte (un meurtre), de sorte que la faculté de voir apparaît comme une vertu radicalement dangereuse.
Dans la seconde étape de l’évolution du scénario (juillet-décembre 1929), la fable avance à tâtons et elle est envisagée sur fond de modèle mythique, biblique. Eisenstein s’intéresse dès lors presque exclusivement au thème de la révélation, au destin du messie, à la généalogie de la figure de son idéaliste : le Poète Fou, celui qui « verra », c’est Adam, qu’Eisenstein représente toutefois comme Jésus. En juin 1928, après avoir introduit cette figure, Eisenstein pense tenir sa fable et imagine une autre figure, celle du Robot, destinée à parachever la fable (décembre 1928).
À partir de mai 1930, intervient dans la fable la figure du triangle. Elle prendra d’abord une forme traditionnelle : le Poète, le Robot et une Jeune Fille. Eisenstein hésite toutefois à s’engager dans cette direction. Il opte finalement pour une relation triangulaire entre l’Architecte (le Créateur, l’Ingénieur, le Vieux), le Poète (le Fou, Jésus, le Prophète) et le Robot. Le choix des protagonistes ayant été établi, Eisenstein entre dans la troisième phase d’écriture du scénario. Le Vieux construit l’édifice de verre et en fait don à l’homme. Jésus lui ouvre les yeux et disparaît sans avoir été compris. Le Robot, cet homme parfait de la nouvelle civilisation, détruit la maison. Or, il s’avère qu’il est le Vieux. La trinité constituée par Dieu, Jésus le Fils et le Saint Esprit (le Robot) est ramenée à une dualité prenant des traits autobiographiques. À cette époque Eisenstein est surnommé « Vieux », il est l’Architecte raté. Il dresse pour ainsi dire un double autoportrait : il s’identifie tantôt à l’architecte de la maison, tantôt à son fils qui nie l’édifice du père. Ce n’est pas un hasard si Eisenstein appelle Glass House sa boîte à mystères privée. Ainsi est évincée la critique du capitalisme au profit de la « comédie de l’œil » qui devient le « drame du voir » et finit en tragédie de deux utopistes : celle de l’ingénieur qui a conçu une maison idéale et celle du poète qui doute de la validité du modèle.
Traduction Martine Floch.
Oksana Bulgakowa est professeure d'études filmiques à l'Université Gutenberg de Mayence, après avoir enseigné à Berlin, à l'université Humboldt et à l'Université Libre, à Stanford et à Berkeley, ainsi qu'à l'Ecole internationale du Film de Cologne. Ses intérêts portent notamment sur l'avant-garde russe et européenne, sur le langage corporel au cinéma, sur la culture visuelle sous Staline et sur l'immigration des réalisateurs russes en Allemagne, en France et aux Etats-Unis. Elle a publié un certain nombre de livres sur le cinéma russe et allemand, dont Die ungewöhnlichen Abenteuer des Dr. Mabuse im Lande der Bolschewiki, 1995; Sergej Eisenstein: drei Utopien. Architekturentwürfe zur Filmtheorie, 1996; FEKS - die Fabrik des exzentrischen Schauspielers, 1996; Kasimir Malevitch. Das weiße Rechteck. Schriften zum Film, 1997 (éd. anglaise 2002); Sergej Eisenstein. Eine Biographie, 1998 (éd. anglaise 2002); Fabrika jestov, 2005. Elle a également été commissaire d'exposition et a été en charge d'un certain nombre de projets multimédias, comme le site The Visual Universe of Sergei Eisenstein, hébergé par la fondation Daniel Langlois de Montréal (2005) et le DVD Factory of Gestures. On Body Language in Film, édité par le Stanford Humanities Lab (2008).