Quelques hypothèses sur le personnage comique et l'impossibilite du projet Glass House / Gilles Amalvi

« Nous n'avons plus d'émotions. Mais on agit encore. »

Henri Michaux, Notre frère Charlie



Hypothèse 1

Le cinéma comique entretient un rapport structurel avec le dysfonctionnement, le ratage. Une situation burlesque repose avant tout sur un dérèglement – de l'image, et du champ perceptif qui la soutient. Pour produire ce dérèglement, il lui faut construire un objet – fonctionnant selon un ordre reconnu par le spectateur – puis, progressivement (ou brutalement), le déglinguer. Cette opération introduit du jeu dans le principe posé, permet d'en révéler les rouages. L'effet comique procède de ce jeu, de l'introduction d'une faille dans l'ordre établi.


Hypothèse 2

Le personnage comique a ceci d'ambivalent qu'il ne cesse d'échapper à sa pure fonction narrative. C'est un personnage à mi-temps. Il lui faut sans cesse freiner l'histoire pour enclencher la scène burlesque. Là, sa fonction est double (voire triple) : il est à la fois acteur (du désordre), révélateur (de la dispersion), et principe de limitation (empêcher la catastrophe). Si la scène burlesque est une suspension (temporaire) de l'ordre du discours, on peut dire qu'elle s'appuie sur la capacité du personnage comique à se déplacer dans la syntaxe : sujet, verbe, complément d'objet, direct ou indirect – voire complément circonstanciel de lieu. Dit autrement : c'est un électron libre, une flèche, et une rustine – qui empêche l'image de fuir par les trous qu'il a lui-même percé.


Hypothèse 3

Pour que le dysfonctionnement fonctionne il est nécessaire que le personnage comique soit semi-transparent. Étant celui qui laisse affluer le dehors dans l'image, il ne faut jamais trop qu'il consiste. Mais il ne faut pas non plus qu'il disparaisse complètement. D'où l'hypothèse : le personnage comique est une « micro-structure de verre » installée au cœur du plan. On peut voir à travers lui (fonction dévoilement), voir sur lui (fonction miroir), et le voir lui (fonction écran).

Son inconsistance ontologique, et le fait qu'il ne cesse de délaisser (ou de déborder) la scène narrative pour s'occuper d'autre chose, lui permet d'investir des espaces que la caméra ne fait d'ordinaire que traverser. Bâtiments, villes, usines – lieux de production et de circulation – le personnage comique est directement branché sur le monde moderne, la mise en place de son ordre nouveau. « Héros-limite », Charlie Chaplin et Buster Keaton, convertissent directement leur corps en principe de subversion : rouages et feu follets, boulons et dynamite, dedans mécanique et dehors incontrôlable.


Hypothèse 4

La fonction d'index rebelle du personnage comique est rythmique et spatiale. Vitesse qui oblige la mécanique cinématographique à faire du surplace tout en bougeant. Curseur qui montre une totalité complexe et son fonctionnement – ce que le plan large de type « paysage » ne peut pas faire. Il suffit de penser à la scène des Temps modernes où Charlot ne cesse de mettre en retard la chaîne de production : le tapis roulant et ses boulons – comme le défilement de la pellicule – doit maintenir un rythme continu pour que l'usine fonctionne. Le corps de Chaplin qui en monte et en remonte le cours génère une vitesse autonome, capable de perturber son déroulement. Il est l'un des rouages de l'usine devenu fou (non un prophète qui en montrerait la folie). C'est une déflagration et un curseur à la surface de l'écran. Le dévoilement de la structure est son objet. Il est extraordinaire.


Hypothèse 5 (et conséquences)

Le cinéma narratif classique ne peut que subordonner le décor à l'intrigue, ou lui donner une fonction allégorique. Sa linéarité l'oblige à redoubler le défilement mécanique inhérent au cinéma. Le personnage comique lui, est absolument moderne : il peut indexer la multitude et la démesure du monde moderne sans s'y dissoudre, et sans laisser le regard s'y absorber. Son corps emmêle intrigue et décor, dévoilant ainsi les deux principes agissant la modernité – la transparence et la machine. Étant les deux à la fois, il est le seul personnage véritablement « cinématographique » – une modélisation malicieuse de ses points aveugles (dans Le caméraman de Buster Keaton, l'agencement chorégraphique, comique et le tournage ne font plus qu'un).


Hypothèse 6

On peut repérer deux paradigmes dans le traitement de la « totalité sociale » au cinéma : le transcendant et l'immanent. La ville et l'usine, tels des Molloch dirigés par des demi-dieux, dont le film se charge de dénoncer l'inhumanité. Ou : la ville et l'usine, comme des logiques qu'il s'agit de détraquer. Metropolis vs Les Temps modernes. Alphaville vs Playtime.

Le projet Glass House d’Eisenstein se situe exactement à la frontière de ces contradictions. Entre ces paradigmes. Dans ces notes, ces croquis, on ne trouve pas trace de principe supérieur (patronat, complot impérialiste, autre) ou d'idéal permettant d'interpréter la maison de verre. La maison de verre est. Elle est un milieu. Tout juste peut-on repérer cette idée de fin : « Opposer à la maison de verre qui se brise un village-commune, collectif idéal (Un peu orthodoxe – mais que faire, l'idée est belle). » Le film voudrait reproduire la logique formelle de l'architecture fonctionnaliste de verre sans en passer par un point de vue surplombant ou une intrigue unificatrice, et produire un dérèglement perceptif – seul capable de véhiculer la folie du milieu. L'idée est belle.


Hypothèse 7

Mais en parcourant ces archives, on découvre d'abord un montage de mots et d'images travaillés par la prolifération des intrigues et des points de vue. Il y a d'emblée quelque chose d'inquiétant dans le catalogue de scènes qui y est donné à voir – scènes burlesques ou tragiques, qui se répètent, se chevauchent, accompagnées de nouveaux croquis, de nouvelles idées, de nouvelles citations. « Prendre les actions les plus banales And change the point of view ».

- la femme qui meurt et les ascenseurs

- suicide dans une pièce isolée, aux yeux de tous, sans voir personne

- peut-être un homme qui se noie aux yeux de tous

- les dames mettant le feu à leurs rivales

- une pendaison (suicide)

- peut-être que la jeune fille brûle

- suicide du poète

- suicide in closed room. All walls – faces.

Quel que soit l'agencement des actions qui prennent place au sein de la structure de verre, il semblerait que son principe même neutralise par avance l'éventualité d'une résolution, d'un dévoilement. Ça prolifère sans jamais se boucler. Plots plots plots, écrit Eisenstein : « impossibility to continue like that, smashing of the house ». Le verre – en tant que non-dialectique – ne peut produire de renversement. La seule perspective de résolution est la catastrophe : « écroulement de la maison. »


Hypothèse 8

On sent dans ces matériaux la tentative d'une friction à l'intérieur de l'image : faire surgir le choc perceptif de la confrontation entre deux types d'affects : « donner farce, bouffe, grotesque et tragédie cauchemardesque ». Mais ce choc lui-même n'arrête pas l'hémorragie des intrigues. Pour résoudre cette contradiction, Eisenstein introduit de force un principe dialectique, extérieur à la maison de verre : « somebody comes and opens our eyes. The poet, Christ or technician arrive ». Néanmoins, le message humaniste qu'il porte est immédiatement (et sardoniquement) retourné : création de l'association nudiste. On voit alors apparaître le revers du poète : l'homme mécanique, émanation de la structure de verre, décrit comme le seul « véritable être humain », comme celui qui donnera « le premier coup à la maison », et guidera les hommes vers « le nouvel esprit de la nouvelle humanité ».


Hypothèse 9

Ce personnage d'homme mécanique qu’Eisenstein développe au fil des pages est une construction fragile, une sorte de patchwork incohérent – miroir des impasses structurelles du projet. Dans une note, on voit même Eisenstein lui arracher son masque de manière assez maladroite : « c'est en fait le vieil homme » (c'est à dire : le créateur de la maison, celui qui l'a « donnée aux hommes »). Pour dépasser les contradictions de l'architecture de verre, il faudrait que son personnage soit en même temps neutre et expressif, transparent et dynamique. C'est cette jonction impossible – cette instance agissante et non discursive – que le personnage comique permet d'accomplir, comme l'explicite le texte de Henri Michaux sur Charlie Chaplin (où il l'oppose aux peintres cubistes, trop indirects, toujours représentant) :

« Que ne peut-on prendre une âme moderne, l'installer dans un maçon ou un policeman et la faire agir, moderne, comme maçon, comme policeman, sans l'intermédiaire des fatals pinceaux ou porte-plume !

C'est fait ! Il vit ! C'est Charlie ! »[1]


Hypothèse 10 et fin

L'histoire a parfois d'étranges détours. Chaplin a été l'un des seuls cinéastes à défendre le projet d'Eisenstein. Et à de nombreux égards, le film qui serait le plus proche des ambitions de Glass House serait Playtime de Jacques Tati. Décrire et cataloguer leurs points communs pourrait être l'objet d'un autre article (on peut même se demander si Tati n'a pas eu accès aux notes d'Eisenstein). Avec Playtime, Tati décentre le personnage comique qu'est M.Hulot, et le redéfinit à partir des conditions de l'architecture qu'il veut décrire : « Corps avachi, corps penché, corps en constant déséquilibre, le corps de Hulot indique l'absence de consistance de l'espace, l'impossibilité de s'y inscrire – sauf à en adopter le rythme. L'architecture de verre n'est plus un contenant pour le corps, mais une machine optique qui reflète sa propre image à l'infini. Les individus et les marchandises qui y transitent semblent être des reproductions de ses propres circuits (c'est le cas de l'homme d'affaire américain, Mister Lax – l'homme de cire – dont le rythme physique est entièrement réglé sur celui de l'architecture). Plutôt qu'un personnage, un regard critique, Tati se sert de Hulot comme d'une ligne oblique, d'un rythme divergent. Au milieu du système de flèches et de lignes droites, il est en même temps le principe de décryptage, le point d'interrogation adressé à cet espace – et son antidote : un pur agent entropique. »[2]

Pour finir, cet extrait de The thin man[3], de Henri Michaux. On peut se demander ce que Michaux aurait bien pu écrire sur M. Hulot. Sans doute quelque chose comme ça :

« ne voulant pas être perdu

traçant des plans

des plans se traçant en lui

des plans contradictoires

des plans étrangers

des plans rebondissant

des plans à l'infini

luttant avec des plans

jamais tout à fait submergé

et même il va bientôt sourire »



Né à Paris en 1979, Gilles Amalvi a publié Une fable humaine et AïE! BOUM aux éditions Le Quartanier. Ses poèmes sont parus dans diverses revues, dont Moriturus, La mer gelée, [avant-poste], Enculer, ou Ce qui secret. Il a complété une maîtrise sur Henri Michaux et Paul Celan, et poursuit des recherches sur Heiner Müller et Thomas Pynchon. En tant que dramaturge, il a travaillé avec les chorégraphes Saskia Hölbling et Nasser Martin-Gousset. Il collabore avec le Musée de la Danse, le festival des Rencontres Chorégraphiques de Seine-Saint-Denis et le Festival d'Automne à Paris. Depuis Radio-Epiméthée, version scénique et radiophonique de Une fable humaine (créée en 2007 et reprise en 2008 au Lieu Unique), il se consacre à l'exploration de l'écrit par le matériau sonore. Actuellement, il travaille sur le projet Orphée Robot de Combat, poème-concert pour homme-orchestre, ainsi qu’à l’élaboration des Chroniques de John Abdomen (tombeau pour une fiction) et du roman Kranax.




[1] Henri Michaux, « Notre frère Charlie », in Le disque vert n° 4-5 spécial Charlot, 1924.

[2] Gilles Amalvi, « Playtime : Architecture, mode d'emploi », article à paraître.

[3] Henri Michaux, « The thin man », in Vigies sur cibles, 1959.