« Saluts de verre ». Entretien avec Maria Stavrinaki.

Hasard de calendrier : la séance consacrée au projet Glass House d’Eisenstein correspond à la sortie d’un ouvrage piloté par Maria Stavrinaki : La Chaîne de verre. Une correspondance expressionniste (Editions La Villette, 2009). Emmenés par Bruno Taut, treize architectes allemands échangent, entre 1919 et 1920, textes et images. Entre expressionnisme, romantisme, utopie et mysticisme s’écrit ainsi, dans le secret, tout un pan de l’histoire de l’art et de l’architecture. Mais aussi un usage du verre qui méritait d’être déployé face à celui d’Eisenstein.

« J’ai mis sur ma table un gros morceau de verre jaune : lourd, un vrai bloc de construction, mais toujours changeant. Sa forme prismatique est bien là mais une vie sans cesse différente anime l’intérieur. Ce que la lumière produit là est vraiment épatant et tout cela dans cette forme fixe. Ainsi sera le réceptacle de la nouvelle âme que nous préparons ».
Bruno Taut, La Chaîne de verre. Une correspondance expressionniste, 15 avril 1920, p.140.

Le Silo : 1919-1920, Allemagne : une petite quinzaine d’artistes expressionnistes s’associe dans une correspondance qui prend pour point d’ancrage le verre et le cristal. 1926 : lors d’un voyage à Berlin, Eisenstein découvre le potentiel du verre en architecture, le projet Glass House est lancé. Entre l’une et l’autre date, l’expressionnisme a quelque peu périclité : qu’en reste-t-il en 1926 ?
Maria Stavrinaki : À compter de 1920, l'expressionnisme se transforme progressivement en un style décoratif, exploité par la publicité, les grands magasins ou les foires et, bien sûr, le cinéma. Certains auteurs de la Chaîne de verre, tels les frères Luckhardt, contribueront à cette commercialisation. Cette tournure prosaïque est d'autant plus intéressante si on la met en tension avec les premières critiques de l'expressionnisme par les dadaïstes dans le contexte d'après-guerre et de la Révolution spartakiste. La fuite mystique des expressionnistes hors de la réalité contraste sévèrement avec leur posture révolutionnaire et leurs appels au Peuple. La cible des dadaïstes n'est pas seulement l'abstraction spiritualiste, qu’exerce, à leur avis, de manière quasi-autiste la toute-puissance de l'Esprit sur l'objet, mais aussi les différentes utopies d'une architecture cristalline, actualisation prétendument « socialiste » de la cathédrale médiévale (Raoul Hausmann appelait cette frénésie utopique le « bâtisme »). D'autres, tel l'architecte Ludwig Hilberseimer, reprochent à l'expressionnisme sa négation réactionnaire de la machine et de la grande ville et prédisent que l'idéologie du retour à l'artisanat, dans son mépris de toute lecture matérialiste de la réalité historique, ne peut déboucher qu'à un style décoratif propre à rassurer la bourgeoisie effrayée par la Grande Guerre et la Révolution. En 1921, le pacte de nombreux expressionnistes avec la réalité industrielle est déjà accompli. Mais, là encore, loin d'une lecture désenchantée du réel, il s'agit bien plutôt de la volonté de dompter le chaos inquiétant de la reproductibilité technique par l'esprit de l'artiste. De sorte que lorsque Eisenstein visite l'Allemagne en 1926, les utopies qui ont pour objectif de spiritualiser le « rationnel » – et auxquelles participe la transparence – sont légion. Au Bauhaus, la quête expressionniste d'authenticité, fondée sur l'idéal pédagogique du repli sur l'intériorité, est remplacée par celle d'un perfectionnement infini de la perception et par la fonction prothétique de l'art qui lui est liée.



Le Silo : Une grande différence traverse les deux projets : chez Eisenstein, le verre est satirique, il sert à « démonter la logique du monde capitaliste ». Chez les expressionnistes, le verre (et le cristal) possèdent une puissance quasi-mystique. Comment commenterais-tu cette différence ?
Maria Stavrinaki : Il s'agit, en effet, d'une différence fondamentale. Pour formuler les choses d'une manière un peu brusque: le cristal expressionniste n'a rien à voir avec l'architecture de verre chez Eisenstein. Si les expressionnistes sont affreusement dépourvus d'esprit satirique, cela est dû à leur détachement radical de la réalité. Au lieu de se frotter avec cette réalité - pour la critiquer, la déconstruire ou en tirer ce qu'elle peut avoir de proprement libérateur - les expressionnistes la transfigurent au moyen de leurs utopies. Suspendus dans l'éternel présent du cosmos, ils peuvent être en fusion avec lui, mais restent détachés de ce que Hannah Arendt appelait « l'espace des apparences », tissé et configuré par les actes politiques des hommes. Quant à Eisenstein, son usage satirique du verre, qui permettrait de rendre transparent l'impact du capitalisme sur les vies privées n'est pas moins déterminé, bien sûr, par l'idéologie communiste, qui prône la continuité absolue entre le privé et le public. Dans tous les cas, la fonction expressionniste du verre est de séparer du réel, pour mieux pouvoir le transfigurer, tandis que l'usage satirique du verre chez Eisenstein a pour but de révéler au grand jour une réalité négative; aux historiens, bien entendu, de travailler à leur tour sur l'opacité du procédé einsteinien lui-même.

Le Silo : Le verre les rassemble peut-être dans le même temps par sa capacité « déconstructive », d’éclatement et de diffraction. Chez Eisenstein, il permet de repenser entièrement les codes cinématographiques, chez les expressionnistes, il offre les moyens d’une véritable alternative formelle.
Maria Stavrinaki : Le verre intéresse les artistes pour des raisons qui sont indissociablement formelles, ontologiques et idéologiques. Là encore, l'éclatement de la forme recherché par le montage eisensteinien me semble assez éloigné de l'usage expressionniste du verre. Si l'on s'attache aux dessins expressionnistes, ainsi qu'aux descriptions textuelles de tout ordre, nous remarquerons qu'aucune attention particulière n'est accordée aux effets dissolvants de la lumière qui traverse les parois de verre. Les formes restent entières et, souvent même, rigides. Tel est le cas de Bruno Taut, chez qui la rigidité cristalline va de pair avec une mise en forme apaisée et détachée de la composition globale de ses dessins. Chez quelqu'un comme Hans Scharoun en revanche, le cristallin se comporte à la manière de l'organique, avec le même élan irrépressible de croissance, voire même d'irruption à partir du sol. Mais là encore, ce cristallin-organique garde son altérité (ce que suggère également la vue toujours frontale des dessins de Scharoun); il diffère par là des architectures organiques d'un Hermann Finsterlin qui cultivent l'indistinction avec leur milieu. Bien sûr, les expressionnistes s'intéressent à une forme qui s'oppose à la masse architecturale lourde et aveugle, ainsi qu'à l'imitation historiciste du 19ème siècle, équivalents formels de la subjectivité matérialiste qu'ils critiquent. La prémisse ontologique de la pureté et de la flexibilité intérieures trouve son corrélat formel dans le verre. Mais une fois de plus, ce sont les effets transfigurant du verre à l'intérieur du bâtiment qui comptent le plus. Comme ce sont les architectures sacrées qui, dans la plupart des cas, sont en verre, leur altérité radicale par rapport au profane passe par l'expérience mystique qu'elles prétendent offrir à la communauté recueillie dans leur sein.

Le Silo : Chez Eisenstein, le projet Glass House est au départ relaté par la forme « journal ». Puis les « notes de travail », sporadiques, s’imposent, permettant à quelque chose d’assez intime -associations d’idées, ruptures soudaines, dessins, croquis - de se développer… De son côté, la Chaîne de verre est un échange épistolaire assez singulier et d’une rare densité. D’un côté le journal et les notes, de l’autre la correspondance. Que penser de ces deux régimes énonciatifs, quelles seraient leurs différences mais aussi leur points communs dans leur rapport à la « projection » : par eux, en effet, le projet s’énonce?
Maria Stavrinaki : Je ne suis pas sûre qu'on puisse systématiser ces deux occurrences, en tirant un rapport structurel entre le caractère sporadique, discontinu de l'énonciation et la « projection utopique ». Ce qui me semble relativement certain, c'est que l'échange épistolaire de la Chaîne de verre correspondait à un modus vivendi communautaire qui présentait des avantages à la fois pratiques et idéalistes. Plus précisément: une correspondance relève du privé, répondant ainsi au besoin expressionniste du repli sur l'intériorité; elle est sporadique et, par-là même, périphérique, indulgente: elle peut se combiner ainsi avec des tâches pratiques plus urgentes et plus prosaïques; elle peut lier, bien sûr, des personnes éloignées dans l'espace. En même temps, ce croisement immatériel des subjectivités n'a pas manqué d'être idéalisé. On a pu voir ainsi une architecture, relevant tout à la fois du sujet (des artistes) et de l'objet (des dessins), une architecture immatérielle, ouverte, asymptotique, changeante. Comme c'est souvent le cas avec les utopies artistiques, celles-ci trouvent leur efficacité et leur expression ultimes dans la personne même de leurs auteurs.

Le Silo : La croyance dans le collectif diffusée par le groupe n’est pas toujours tournée vers la réalisation. Dans l’une de ses lettres, Bruno Taut enjoint ses compagnons à délaisser l’idée de publication ou d’exposition collective : « […] l’utopie est ce qu’il y a de plus important aujourd’hui », dit-il. Comment qualifier le travail collectif de la Chaîne de verre ?
Maria Stavrinaki : La Chaîne de verre a ceci de singulier qu'elle constitue tout à la fois un Sujet et un Objet collectif. Ce croisement des subjectivités qui ne partagent ni temps ni espace possède une dimension immatérielle qui n'a pas échappé à Bruno Taut. Ce dernier faisait remarquer que la Chaîne de verre était une architecture spirituelle, qui n'exprimait pas seulement l'unité du cosmos, mais qui matérialisait également la communauté comme architecture. Cette communauté retranchée du domaine public permettait, d'une part, d'affirmer son altérité supérieure et de créer, d'autre part, un contexte propice à la performativité de l'illusion: lorsque les auteurs de la Chaîne de verre coupaient les liens avec l'objectivité extérieure, ils « jouaient à la communauté » et ainsi la généraient. Mais la Chaîne de verre est un phénomène paradoxal, et ceci pour deux raisons principales. Si elle puisait la confirmation de son identité exceptionnelle dans le repli sur son intériorité et dans sa différence radicale avec l'extérieur, elle n'avait pas pour autant renoncé à constituer un modèle que ce dernier devait imiter. Une raison à cela : la « Bildung » – la mise en forme architecturale, communautaire – de la Chaîne de verre était déjà achevée. Mais il n'en reste pas moins – et c'est là le deuxième paradoxe – que cette communauté était composée de Sur-égos, d’individualités soliloques, peu propices à la polyphonie.

Le Silo : « Aujourd’hui, aborder un film en tant qu’artiste revient me semble-il à vouloir donner un caractère artistique à un clown, un cirque, ou leurs équivalents », déclare Bruno Taut. Mais son opinion n’est pas si tranchée. Son scénario de film Les galoches du bonheur (1920), « grand conte filmé, durée deux mille ans », semble l’habiter au plus haut point. Quel regard portent les acteurs de la Chaîne de verre sur le film et ses potentialités ?
Maria Stavrinaki : Ils sont très ambigus, précisément. Le cinéma avait été reçu par la plupart des expressionnistes (avant la guerre déjà) de manière hautaine, considéré comme un moyen de divertissement plutôt qu'un art à part entière. Á ce clivage esthétique correspondait, bien sûr, un clivage social: au grand art les élites culturelles et sociales, au cinéma les masses. Dans la mesure où l'expressionnisme fut dans son ensemble une réaction apeurée contre l'ébranlement du statut de l'œuvre d'art – l'originalité et l'autonomie de l'œuvre et de l'artiste – causé par la reproductibilité, le capitalisme, etc., il était logique que ce médium soit considéré comme un support technique, qui pouvait tout au plus divertir les masses. Pour autant, Taut est attentif à la capacité du cinéma de toucher ces masses qui échappent à la prise des artistes « élevés ». L'une des raisons qui le conduisent donc à cette ambivalence vis-à-vis du cinéma, c'est l’hypothèse que ce dernier puisse devenir un art du Peuple, équivalent au théâtre (il y a du wagnérisme chez Taut). Mais cela va de pair avec la capacité du cinéma d'exprimer, grâce à sa singularité technique, l'illusion, le féérique (tel est le thème des Galoches du bonheur, le scénario de Taut). Les intervalles qui séparent les photogrammes permettent selon Taut d'exprimer l'organicité de l'architecture, un art qui pousse comme une plante et se dissout comme une étoile. De sorte que l'architecte expressionniste défend absolument cette conception féérique du cinéma fustigée par Walter Benjamin dans son essai de 1936 sur l'oeuvre d'art. Au lieu d'explorer le montage comme un moyen cognitif-critique, le cinéma féérique estompe les déchirures et les différences, crée l'illusion, berce les consciences.

Le Silo : L’histoire culturelle et artistique de la transparence au 20ème se poursuit naturellement bien au-delà de la première moitié du siècle : on connaît son importance pour John Cage ou Robert Smithson, parmi beaucoup d’autres. Parmi ces différentes réactivations, où se situerait, après 1950, l’héritage expressionniste ?
Maria Stavrinaki : Dans le cas de l'expressionnisme nous ne pouvons pas parler de « transparence » dans le sens littéral du terme. Si des artistes comme John Cage et, plus tard, Robert Smithson sont inconcevables indépendamment de l'histoire des avant-gardes, ils ont laissé derrière eux l'héritage messianique totalisant de ces dernières – et l'expressionnisme est caractérisé avant tout par la vision rédemptice de la subjectivité de l'artiste, modèle potentiel de l'humanité entière. J'aime penser au décentrement de la musique de Cage, aux sons ambiants qui viennent peupler ses silences, à la disjonction comme principe de rencontre des arts et des hommes, dans cet espace que Rauschenberg avait appelé « le fossé entre l'art et la vie ». Quant à Smithson, sa vision entropique de l'histoire et de la nature me semble être aux antipodes de la vision messianique des expressionnistes. Si ces derniers dessinaient des utopies suspendues dans le temps plein de l'histoire accomplie, les « ruines à l'envers » de Smithson sont les expressions élégiaques d'une nature historicisée et d'une histoire naturelle parfaitement identiques. Et si le « cristal » de Bruno Taut contenait la pureté et la splendeur de l'esprit, les structures cristallines de Smithson, quant à elles, essayaient de contenir les forces dissolvantes de la nature. Enfin, pour revenir au médium du « film », si Taut en faisait un usage féérique, destiné à faire oublier les tensions de l'histoire et les apories de la vie, Smithson écrivait dans « Une visite des Monuments de Passaic, New Jersey » à propos d'un sac rempli de sable noir et blanc initialement séparé, mais par la suite confondu jusqu'à devenir de plus en plus gris: « Si on filmait une telle expérience, il serait possible de démontrer la réversibilité de l'éternité en passant le film à l'envers, mais tôt ou tard la pellicule elle-même finirait par s'effriter ou par être perdue pour aboutir finalement à un état irréversible. D'une certaine façon, cela semble indiquer que le cinéma nous permet d'échapper de manière temporaire et illusoire à la dissolution physique. La fausse immortalité que le film procure au spectateur lui donne l'illusion de contrôler l'éternité – mais les superstars disparaissent peu à peu.» (Les Cahiers du MNAM, n° 34).

Maria Stavrinaki est maître de conférences en histoire de l'art contemporain à Paris I. Elle travaille sur les avant-gardes historiques. Parmi ses publications, on compte l'édition des Ecrits de Franz Marc (ensb-a, 2007), du livre de Adolf Behne La construction fonctionnelle moderne (Ed. de la Villette, 2008) et La Chaîne de verre ( Ed. de la Villette, 2009).