L’énigme de la transparence / Sven-Olov Wallenstein

L’idée de transparence fait partie intégrante du premier modernisme en architecture, bien que l’unité sous-jacente de ce motif semble difficile à identifier. La surface translucide peut être lue comme un instrument d’ouverture et de sincérité mais aussi, paradoxalement, comme un moyen de produire de l’opacité, elle peut nouer de façon fusionnelle intérieur et extérieur dans un mouvement continu, ou rendre au contraire le passage de l’un à l’autre terriblement compliqué en multipliant les reflets et les doubles. Il y a sans aucun doute toute une histoire de l’architecture à écrire qui interrogerait la façon dont ce fantasme a été négocié, les contradictions qu’il abrite, et la façon dont il continue d’informer l’imaginaire architectural bien au-delà des projets des tous premiers maîtres modernes [1].


L’une des sources majeures concernant cette idée du verre et de la transparence est incarnée par le romancier et poète Paul Scheerbart dont les visions, détaillées dans une série de romans de type science-fiction, ont été réunies dans sa dernière œuvre L’architecture de verre (1914). L’ouvrage aspirait à la transformation morale de l’homme et offrait un programme complet pour un nouveau style de civilisation. C’était aussi une esquisse poétique – les 111 courts fragments forment une sorte « d’écriture fluide », « comme si le texte lui-même était construit en verre », remarque un commentateur [2]. Scheerbart a imaginé la manière dont l’architecture de verre évoluerait, depuis le simple bâtiment jusqu’au recouvrement total de la surface de la terre, procurant une complète illumination, une infinie luminosité. Ses propositions n’avaient cependant rien à voir avec la surveillance ou le panoptisme, il soulignait au contraire qu’il s’agissait de solutions pratiques apportées aux problèmes du confort, et insistait sur les aspects voluptueux et sensuels du verre - ce n’était pas la transparence en tant que telle qui le séduisait, encore moins l’austérité ou une demande d’accessibilité universelle – et sur ce point, il semble avoir été terriblement mal interprété par une grande partie de l’avant-garde. À ses yeux, le verre implique la possibilité de moduler forme et lumière, chaud et froid, et permet d’atteindre un état maximal de bien-être et de luxe dans lequel intérieur et extérieur se confondent dans une délicieuse continuité, nos maisons devenant les « cathédrales » de l’accomplissement de tous nos désirs.

Ici se trouvent les racines des fantasmes architecturaux de l’expressionnisme qui émerge autour de Bruno Taut et de l’Arbeitsrat für Kunst aux lendemains de la Révolution de Novembre 1918. Leur usage des structures souples, pliables et presque amorphes offrait un contrepoint aux lignes mécaniques taylorisées de la Neue Sachlichkeit. Taut dédia sa Maison de verre de l’exposition du Werkbund à Cologne en 1914 à Scheerbart, dont L’Architecture de verre fut en retour dédiée à Taut. Les visiteurs de l’époque décrivirent la maison comme un labyrinthe mystique qui les conduisait de niveaux en niveaux, de l’ombre à la lumière et à nouveau vers l’ombre à la manière d’un rite d’initiation mystique. Ces idées furent ensuite développées par Taut au sein d’un groupe secret « La Chaîne de verre » et au sein de la revue Frühlicht, où les visions utopistes d’un renouveau urbain étaient combinées aux idées d’un retour à une Gemeinschaft pré-moderne. Pour Taut, qui durant la guerre se retira du côté de pures recherches théoriques, cette nouvelle synthèse entre architecture et nature trouva à s’exprimer dans des publications telles que L’Architecture alpine (1918) ou La Dissolution des villes (1919) : une architecture presque uniquement constituée de structures dématérialisées de lumière et de reflet était placée dans les montagnes comme pour mieux souligner à la fois son aspiration utopique et son éloignement de la vie quotidienne.

À l’opposé de ces visions idéalistes, d’autres tenants de l’avant-garde, comme Siegfried Giedion ou Walter Benjamin, développèrent une compréhension catégoriquement technologique et matérialiste de la transparence. Le manifeste de Giedion, Construire en France, fait de la transparence le produit d’un « subconscient constructif » qui aurait guidé secrètement le 19ème siècle, prenant la forme de dialectiques stylistiques confuses pour devenir une construction rationnelle dans laquelle les opposés parviennent à une nouvelle totalité fluide. Cette unité, dans laquelle les éléments se mêlent et s’« interpénètrent », cette Durchdringung dissout leur individualité et crée un seul espace intense et malléable au sein duquel les frontières entre sujets et objets apparaissent temporaires et osmotiques. Giedion voit des exemples de cette ingénierie moderne dans la Tour Eiffel ou dans le Pont du Transbordeur du port de Marseille, mais surtout dans l’architecture de Le Corbusier, dont il donne des descriptions très lyriques. On y voit bien des volumes spatiaux s’interpénétrant les uns les autres, des niveaux qui se confondent grâce à la suppression partielle des planchers, de nouveaux types de relations flottantes entre intérieur et extérieur, des bâtiments composés de différents volumes indistinctement délimités - mais ce sont surtout les implications plus générales pour le domaine social qui sont transformées : la dissolution des frontières et des hiérarchies, depuis le bâtiment individuel jusqu’à l’espace de la ville elle-même, s’étend ensuite à toutes les formes de clivages entre types de travail et classes sociales; une tâche commune commence à apparaître, selon Giedion, comme si différents rythmes résonnaient à l’unisson. Un esprit collectif se fait jour qui rend ce collectif naissant transparent à lui-même.

Ces implications sociales et politiques furent ensuite soulignées par Walter Benjamin, l’un des premiers et enthousiastes lecteurs de Giedion. Pour Benjamin, ce n’était pas les associations organiques et expressives de la transparence qui étaient séduisantes, mais plutôt une qualité de dureté et d’ascétisme, une « pauvreté » visuelle et sensorielle, comme il la nomme dans son essai « Expérience et pauvreté » (1933), et pour laquelle il trouve également appui dans une lecture plutôt myope de l’architecture de Le Corbusier et de Oud. La principale référence de Benjamin demeure cependant Scheerbart, qu’il interprète selon une mystique de la pureté, une rigueur sévère et une pauvreté que nous impose la vie moderne. Pour Benjamin, une telle pauvreté volontaire et une certaine renonciation sont nécessaires à l’émergence d’un monde nouveau, justement parce qu’elles permettent de réduire l’intériorité de l’espace bourgeois ainsi que sa profondeur psychologique.


Cette synthèse organique est déplacée par le rationalisme de l’ingénieur qui nous libère d’une fausse culture, et rend possible une vie qui peut être menée sans « laisser de traces » : ces « traces » que la vie bourgeoise sécrète et qui nous tiennent éloignées du collectif deviennent les marqueurs réifiés d’une individualité condamnée, là où pour Benjamin la véritable tâche est de forger un mode de vie qui nous guide vers le collectif, situation qui, dans ses premiers moments, doit impliquer une certaine « destruction ». « Les choses construites en verre n’ont pas d’aura », suggère Benjamin, et le verre est « l’ennemi du secret » et de la « possession » - effacer les traces permet de se préparer à un nouveau mode d’habitation sensible à la technologie et offrant une relation au monde différente, sensorielle et corporelle. L’expérience (Erfahrung) - définie comme une unité dialectique entre passé et présent, une conscience historique qui s’enrichit constamment elle-même – s’est selon Benjamin perdue dans le sillage de la guerre, mais à sa place un nouveau type d’« Erlebnis » s’est installée, appauvrie, à la simplicité austère. Cette idée d’une perte de la tradition n’est pas seulement, et même pas originellement négative, elle est « cathartique », comme il le dira deux ans plus tard dans son ouvrage sur l’œuvre d’art à l’ère de la reproductibilité technique. Une telle pauvreté, poursuit-il, pourrait apparaître comme une sorte de barbarisme, mais seulement si on la mesure à l’aune des standards du passé. Nous devrions au contraire la voir comme une table rase, comme le berceau prometteur d’une nouvelle subjectivité qui ne dépendrait plus des totalités organiques et qui serait capable d’« expérimenter » (erleben) le désert (waste land) comme une condition positive, exactement comme c’est le cas pour les formes d’art émergentes et non-auratiques qui doivent être comprises en dehors des modes de production et de réception esthétiques traditionnels organisés autour du classicisme des beaux-arts si leur potentiel historique doit servir des buts révolutionnaires.

Le projet de film non réalisé de Sergei Eisenstein, Glass House, les notes et les esquisses qui l’accompagnent, s’insèrent de manière complexe dans cette discussion. Initialement conçu en 1926, lors d’un séjour à Berlin où il devait assister à la première du Cuirassé Potemkine, Eisenstein exprime son désaccord avec le fantasme de l’architecture de verre comprise comme utopie sociale. Il imagine un building entièrement transparent plein de situations relationnelles paradoxales, comme pour mieux démontrer l’impossibilité, dans une société capitaliste, de parvenir à une quelconque réconciliation des forces centrifuges qui la constituent, la propulsion les gens dans la solitude, et la demande, imposée par la société de masse, de participer à la vie collective.

D’un côté, la lecture d’Eisenstein de l’architecture de verre et de ses revendications sociales est négative et ironique : les architectes occidentaux, malgré leurs compétences formelles à manipuler le béton, le verre et l’acier, oublient « l’homme réel » qui, réduit à une simple image, n’a plus rien du locataire avec « sa valise à la main, sa femme et ses enfants ». Mais d’un autre côté, la transparence incarne pour lui une découverte formelle, une manière de déranger les frontières architecturales du cinéma, voire même de le faire « sortir de lui-même ». Le projet Glass House permet à Eisenstein de développer les possibilités d’un cinéma non-naturaliste, un art aux points de vue et aux entrées multiples (qu’il relie à Joyce, dont il découvre l’Ulysse au même moment) ; et en ce sens le projet demeure une ressource théorique permanente, bien après que le tournage en ait été abandonné après les déceptions hollywoodiennes du début des années 1930 – et en vérité jusqu’à la fin de sa vie. Le 22 mai 1946, Eisenstein écrit dans son journal : « Chacun une fois dans sa vie écrit son mistère ; le mien, c’est ‘Glass House’ " [3].

Á bien des égards, les notes qui constituent Glass House ressemblent aux notes d’Eisenstein autour de son projet d’adaptation du Capital de Marx. En dépassant radicalement les structures du langage cinématographique voire même du domaine visuel en tant que tel, il s’agissait, comme le dit Albéra « d’un film impossible, un projet voué à demeurer virtuel » [4]. Mais cette virtualité s’est révélée hautement productive, et elle continua à informer une grande partie du travail d’Eisenstein, de la même manière qu’elle trouve des résonances dans les théories et les pratiques de l’art radical et de l’architecture dans le sillage des années 1960 chez Matta-Clark puis d’autres. La manière de négocier les relations entre stratégie politique et complexité formelle, de transformer la dislocation de la perception en un modèle de critique sociale, demeure toujours aussi actuelle, dans un présent où les impératifs de transparence, d’ouverture, de mise en commun semblent être en mesure de coexister avec une société toujours plus fermée sur elle-même.

Traduction de l’anglais par Clara Schulmann.

Sven-Olov Wallenstein enseigne la philosophie et l’esthétique à l’Université de Södertörn à Stockholm. Il est rédacteur en chef de la revue Site (www.sitemagazine.net). Il a traduit Winckelmann, Kant, Hegel, Frege, Husserl, Heidegger, Levinas, Derrida, Deleuze et Agamben et il est l’auteur de différents ouvrages de philosophie et d’esthétique. Parmi ses plus récentes publications : Essays, Lectures (2007), The Silences of Mies (2008) et Biopolitics and the Emergence of Modern Architecture (2009).



[1] Il y aurait ici une longue préhistoire dont il faudrait rendre compte qui passerait par le Crystal Palace de Paxton, le Romantisme allemand - Novalis et Tieck, qui remonterait jusqu’au traités de la Renaissance comme Le Songe de Poliphile de Francesco Colonna, qui évoquerait les cathédrales gothiques, les premières traditions du mysticisme islamique et chrétien, remontant encore plus loin vers les descriptions du Temple de Salomon et de l’Apocalypse de Saint-Jean. Sur ce récit, voir Rosemarie Haag Bletter, “The Interpretation of the Glass Dream: Expressionist Architecture and the History of the Crystal Metaphor,” in Todd Gannon (ed.): The Light Construction Reader, New York, Monacelli Press, 2002.
[2] Daniel Payot, “La sobriété ’barbare’ de Paul Scheerbart,” préface de la traduction française de Paul Scheerbart, L’architecture de verre, Paris, Circé, 1995, p.8.
[3] Cité par François Albéra, « Introduction », in Eisenstein, Glass House, Les Presses du Réel, 2009, p.11.
[4] Ibid, p.9.