Autour des Comaroff.

Nés en Afrique du Sud et installés aux États-Unis, où ils enseignent à l’Université de Chicago, les anthropologues Jean et John Comaroff mènent depuis plusieurs décennies un important travail de recherche qui a considérablement marqué la pratique de l’anthropologie sociale et de la sociologie dans le monde anglo-saxon. Les textes réunis dans Zombies et frontières à l’ère néo-libérale (trad. de Jérôme David, éd. Les Prairies ordinaires, 2010) rendent compte d’un des axes récents de leur recherche commune : les effets du capitalisme néo-libéral en Afrique du Sud après la fin de l’apartheid. Dans ce contexte, les Comaroff s’intéressent notamment à un phénomène pour le moins intrigant : la prolifération de « zombies » dans certaines régions de leur pays d’origine. Selon les Comaroff, ces spectres bien réels – en général, des jeunes hommes noirs désoeuvrés ayant sombré dans la folie – reflètent la violence matérielle et psychique entraînée par les nouvelles conditions économiques. Ils sont apparus sur fond d’une « économie occulte » résultant de l’irrationalité du système et faisant face aux mécanismes opaques du marché. Renvoyant à la « production illusionniste de la richesse par des techniques irréductiblement mystérieuses », celle-ci trouve dans la figure du mort-vivant un ultime avatar. Dernière métamorphose en date dans la longue histoire de l’aliénation de la main-d’œuvre, le zombie incarne le travail « flexible, occasionnel et désocialisé », cristallisant, par ailleurs, la peur de l’étranger, illustré par l’immigrant globalisé, et une forme radicale d’exclusion. Pour les deux anthropologues, le phénomène est « une pierre de touche allégorique pour qui veut décrire notre époque, à savoir l’aliénation manifeste, la désindividualisation et cette nouvelle discipline des corps qui, pour n’en être qu’à ses prémisses, a déjà été qualifiée de post-humaine ». Bien au-delà du folklore, la zombification est ainsi prétexte (en chair et en os) à une analyse des enjeux symboliques et sociaux du régime capitaliste néolibéral, la « spectralisation » concernant aussi bien des hommes et des femmes que des processus sociaux auparavant intelligibles et devenus opaques : « les mécanismes de pouvoir, la distribution des richesses, la signification du politique et l’appartenance nationale ».
   

Le programme conçu par Le Silo répond aux idées avancées par la « sociologie imaginative » des Comaroff. Il ne s’agit pas de dresser l’inventaire des spectres générés au cinéma par le système capitaliste, mais plutôt d’examiner les transformations de l’imaginaire et des formes de représentation de la main-d’œuvre et du travail. La séance s’ouvre sur une évocation du motif du mort-vivant, à travers White Zombie de Victor Halperin (1932). Premier film d’un genre particulièrement prolifique, White Zombie met en scène, dans le contexte colonial d’Haïti, une cohorte d’ouvriers déshumanisés, démasquant, peu de temps après le grand krach boursier de 1929, l’utopie de la rationalisation du travail. S’ensuit un film de Jillian Mcdonald, Redrum (2010), sur l’univers figuratif et médiatique nourrissant l’imaginaire des « économies occultes ». L’œuvre de l’artiste et les zombies Sud-Africains ont une source commune : l’esthétique de l’horreur, de Romero à Michael Jackson. Les films d’Ascan Breuer (Paradise later, 2010) et de Thomas Köner (Passajeros Peregrinos Pilotos, 2010) se tiennent quant à eux sur des frontières incertaines. Ici, une excursion, littéralement une progression, défait la distance insensée que le phantasme d’exotisme maintient encore entre l’apparence idyllique et la réalité brutale des économies du Sud en pleine transition néolibérale. Là, une parade spectrale à la sortie des centres d’affaires révèle ce dont ces « volontaires » sont captifs : leur ombre même. Les films de Siegfried Fruhauf (La Sortie, 1998) et de Ben Russell (Workers leaving the factory (Dubaï), 2008) réfèrent également à la sortie d’usine des frères Lumière, pour programmer une disparition. Celui de Redmond Entwistle, Social Visions (2000) s’interroge sur une invisibilisation. Enfin, Mülheim/Ruhr de Pester Nestler (1964) revient sur cet autre épisode marquant que fut la reconfiguration économique des bassins houillers de la Ruhr. L’histoire de la puissance et du déclin du cœur industriel de l’Allemagne se mêle à celle du capitalisme: plongée dans un brouillard perpétuel, la Ruhr et ses ouvriers furent victimes de l’intégration atlantique de l’Allemagne et de la concurrence des produits pétroliers.