Chroniques Chinoises #4.

Entre cinéma et art contemporain. Aperçus sur la création contemporaine française et européenne.

Les relations entre le cinéma et l’art contemporain renouvellent la question de la transdisciplinarité. Le cinéma n’est plus seul. Nous sommes sortis de l’âge moderniste où le médium se pense comme un objet autonome et questionne ses propres spécificités. Le film aujourd’hui n’hésite pas à croiser la danse, l’installation, la photographie, le théâtre, la musique, la littérature en produisant des formes mixtes ou hybrides. Je présenterai deux cinéastes qui, chacun à leur manière, confrontent le cinéma avec d’autres disciplines en procédant, non pas par addition (atteindre « l’œuvre totale » par empilement des disciplines), mais au contraire par soustraction. Le cinéma est freiné, entravé, amputé de certains de ses moyens d’expression : l’acteur est remplacé par un simple lecteur assis à une table, le dialogue par un playback, la mise en scène par un dispositif, le jeu psychologique de l’acteur par les mouvements d’un danseur ou une voix de synthèse, le scénario par un texte littéraire, la caméra par un téléphone mobile. Mais cette amputation apparente des ressources du médium favorise de curieuses excroissances. L’absence de dialogues, par exemple, produit une exacerbation de la danse. Le cinéma prend le risque d’un devenir chorégraphique, radiophonique ou théâtral, voire d’une métamorphose. Il franchit sa propre limite en produisant de nouvelles greffes.

Arnold Pasquier, tous ont besoin d'amour [Palermo], 2002.

Après une formation en danse et en arts plastiques, Arnold Pasquier a réalisé une œuvre vidéographique foisonnante qui multiplie les rencontres entre la danse, l’opéra, la fiction. Dans ses films, la substitution de la danse au langage verbal crée une forme de comédie musicale minimale ou d’opéra modeste. Ses films empruntent également à la chronique, au journal filmé, à l’improvisation. À mi-chemin du cinéma d’auteur et de l’expérimental, les films de Christian Merlhiot privilégient le plus souvent le dispositif. Le scénario peut s’énoncer à la manière d’une équation dont le film tente la démonstration. Le choix fréquent de la lecture (des modèles lisent un texte devant la caméra) favorise une situation de déconstruction dramatique qui pose la question de l’adaptation au cinéma. Comment passer du texte au film ? On peut observer chez ces deux cinéastes un même refus du naturalisme. Sans doute le choix du dispositif (une règle du jeu préexiste au film), qui dénude l’artifice, expose les mobiles du projet et les principes d’articulation du matériau, accentue-t-il ce caractère non naturaliste. Par un usage minimaliste des moyens du cinéma et le refus du naturalisme, leurs films s’inscrivent dans une tradition critique du cinéma d’auteur, en marge du cinéma français.

Arnold Pasquier

Un homme et deux femmes se tiennent par la main et traversent un jardin botanique méditerranéen. Ils se perdent dans une forêt de lianes. Des paroles écrites sortent de leurs bouches comme les phylactères d’une bande dessinée. Une jeune femme tente de se rappeler les paroles d’une chanson d’amour. Un urbaniste explique à une jeune femme les lois de construction d’un jardin. Ces images sont extraites du film tous ont besoin d’amour [Palermo], réalisé en 2002. Si les corps semblent s’attirer comme des atomes, le langage verbal est suspendu, voire absent, à la manière d’une promesse ou d’une mémoire. La parole est oubliée. Les chansons se fredonnent comme des souvenirs. Le langage a perdu son pouvoir de cohérence et de raison. Dans ces lieux souvent vides et déserts (place inondée de lumière, théâtre en ruines, jardin de palmes), Arnold Pasquier reconstitue la scène d’un théâtre où les corps se cherchent en parcourant les différents points de l’espace au gré de mouvements sinueux, d’étreintes, de reptations. L’espace est devenu un lieu de dépense, de consumation, d’épreuve ou d’exercice, voire d’improvisation. Il s’éprouve comme un sentiment.

Arnold Pasquier, Celui qui aime a raison, 2005.

Dans un film plus récent, Celui qui aime a raison, tourné en 2005 à São Paulo et dans différentes villes d’Amérique latine, trois hommes partagent une relation amoureuse. L’un d’entre eux, Walmir, disparaît. Aucune parole ne sera échangée entre eux, hormis quelques répliques le temps d’une séquence parodique qui reprend en play-back une chanson française des années 30 de Mistinguett en une forme d’hommage ironique à la comédie musicale. L’enjeu dramatique, pourtant grave (il est aussi question de séparation et de souffrance), est dénoué sereinement par la grâce des corps. La communication entre les êtres suppose une appréhension de l’espace. La psychologie est passée tout entière dans la chorégraphie : ronde du trio autour de la table du petit déjeuner, visite d’un appartement ou d’un jardin botanique, déambulations dans la ville. Chaque rencontre donne lieu à de nouvelles figures. La danse est à la fois une tentative d’approche, une manœuvre de séduction et le signe d’une distance, la figure d’une absence prochaine. Elle conjugue l’attraction et le retrait, d’où le goût du cinéaste pour les formes circulaires que l’on retrouve dans ses films et ses installations : les confidences qui passent d’un interlocuteur à l’autre dans C’est merveilleux (2000), le ruban de photographies de son installation Nous n’allons pas mourir ? (1998), les photos au banc-titre de [my man] (2001) au son d’une chanson qui passe à l’endroit, puis à l’envers pour évoquer l’histoire d’une passion amoureuse qui s’est terminée ou les messages politiques entendus à la radio qui ouvrent et concluent Pendant ce temps, dans une autre partie de la forêt (2007).

Les films d’Arnold Pasquier frappent par leur usage intensif de la citation musicale. Le cinéaste aime à faire entendre des chansons de variété italiennes ou des tangos argentins. Son cinéma est volontiers sentimental. Mais c’est un sentiment qui puise davantage à la géographie qu’à la psychologie, comme en témoignent dans ses films la forte présence des villes (São Paulo, Buenos Aires, Genova, Barcelona), le souci de l’urbanisme, le goût pour la scénographie et l’architecture des jardins. Dans l’un de ses derniers films, le Voyage en Italie, tourné en août 2006 avec un téléphone mobile, Arnold Pasquier suit les pas d’un promeneur au long de ses déambulations dans des villes et des paysages de l’Italie du nord. Ce journal filmé de vacances, qui obéit à un dispositif simple (filmer un promeneur de dos), conjugue très curieusement le sentiment géographique et amoureux. La comédie musicale suppose désormais un détour par une chronique intime et une forme chorégraphiée du voyage.

Christian Merlhiot

Depuis plus d’une quinzaine d’années, les films de Christian Merlhiot s’attachent à la double question du langage et du dispositif. Réalisé en 1995, les Semeurs de peste s’inspire d’un procès milanais du début du XVIIème siècle qui condamne deux accusés, injustement, lors d’une épidémie de peste. Les actes du procès révèlent comment les deux accusés finissent par intérioriser et inventer leur propre culpabilité. Dans son film, des modèles sont assis à une table et lisent les actes du procès. L’effet de distanciation donne à entendre le mécanisme de la fausse accusation.

Christian Merlhiot, Voyage au Japon, 1999.

Ce travail de lecture sera repris dans ses films suivants. Dans Autour de Bérénice (1998), des modèles écoutent des fragments de la pièce de Racine, Bérénice, lus par une voix de synthèse sortie d’un ordinateur. Ils observent l’écran, immobiles, cernés par de lents travellings circulaires dans une vieille bibliothèque. Le spectateur est plongé dans une chambre d’écoute qui fait résonner l’espace. Dans le Voyage au Japon (1999), des étudiants japonais lisent la transcription phonétique en français de textes d’auteurs occidentaux consacrés au Japon, textes qu’ils déchiffrent malaisément, dans une langue qu’ils ne connaissent pas, lisant sans comprendre. La lecture n’est pas une opération neutre, elle fait vaciller la séparation entre le lecteur et l’acteur. Elle dédouble, elle transforme le lecteur en spectateur incrédule de sa propre parole. Ce dédoublement nous est donné comme une métaphore explicite de notre place de spectateur devant l’énigme du film.

Dans ses derniers films, Christian Merlhiot s’intéresse plus précisément au motif de la déposition, au sens de la parole déposée par un témoin devant la justice ou la loi. Inspiré par la médium spirite Élise Müller, plus connue sous le pseudonyme d’Hélène Smith, le film Des Indes à la planète Mars, coréalisé en 2007 avec Matthieu Orléan, transforme une assemblée spirite en tribune radiophonique. Hélène Smith prétendait parler, lors des réunions spirites dans les cercles genevois de la fin du XIXème siècle, une langue martienne ainsi qu’une langue hindoue. Elle inventa pour décrire ses aventures des romans fabuleux qui furent transcrits par les participants. Réunis autour d’une table, des acteurs lisent les comptes-rendus des séances dans un studio de radio qui ressemble étrangement au cabinet d’une séance spirite. Leur lecture est à la fois sobre, claire, articulée, neutre et totalement jouée. À la manière d’Hélène Smith, les acteurs se dédoublent, ils interprètent, de manière paradoxale, le rôle du lecteur. Le film accentue le trouble entre le film et la radio, l’acteur et le spectateur, le lecteur et le médium. Qui parle, désormais, dans ce film spectral ?

Christian Merlhiot, Rice Bowl Hill Incident, 2008.

Dans son dernier film, Rice Bowl Hill Incident, réalisé en 2008, inspiré d’un récit de l’écrivain japonais Haruki Murakami, le principe de la déposition est manifeste. Le film est construit en deux parties. Une première partie relate l’excursion d’un groupe d’enfants, accompagné de leur institutrice, dans les collines. Pris d’une étrange torpeur, les enfants s’allongent sous les pins et s’endorment. La seconde partie montre cette même institutrice raconter l’épisode à un enquêteur mystérieux, coiffé d’un masque de chat bleu. L’institutrice est à la fois l’actrice et la spectatrice de son propre drame. La construction en miroir du film fait vaciller le statut de sa déposition. Son récit est-il une confirmation des événements passés, ou leur invention ? La parole peut-elle témoigner, construire, révéler, inventer ? La première partie est-elle un rêve ? Telles sont quelques-unes des questions posées par ce film singulier.

Il est curieux de relever chez ces deux cinéastes un usage « mineur » du cinéma. Une partie seulement de ses possibilités est utilisée : le cinéaste se prive de dialogues ou de la présence d’acteurs, il dénude la construction, le montage juxtapose des blocs, le film obéit à la stricte logique du dispositif mis en place. Ce principe de soustraction agit à la manière d’un révélateur. En confrontant le cinéma aux arts contemporains, en exacerbant sa dimension chorégraphique, théâtrale ou radiophonique, Arnold Pasquier et Christian Merlhiot révèlent des puissances nouvelles du médium.

Texte d'Erik Bullot.