Gymnastiques sérielles, équilibres et syncopes

I Thought I Was At YouMe Town (2004) de Lea Petrou
56ºN3ºW - 58ºN2ºW (2004) d’Eva Michalaki

« Ce qui est ordinaire pour les habitants d’un pays ou d’un continent, peut devenir totalement étrange pour les habitants d’un autre pays et d’autres continents »[1]. En 2003-2004, Lea Petrou séjourne en tant qu’artiste résidente au Centre d’art contemporain (CCA) de Kitakyushu au Japon. Un jour elle témoigne d’une scène qui l’interpelle : des enfants en bas âge effectuant des exercices dans un lieu public.




Fascinée par l’apparente absurdité du spectacle, elle se met à filmer. C’est seulement plus tard, en revoyant ces images, qu’elle engage un exercice dont l’enjeu formel ne diffère en rien de celui auquel excellent ces petits protagonistes japonais. En effet, ces derniers, entraînés pour un événement de performance gymnastique annuelle, font la démonstration d’un programme varié d’étirements, de combinaisons d’équilibre, de superpositions et de jeux de synchronisations. C’est précisément le programme stylistique que l’artiste emprunte pour I Thought I Was At YouMe Town. La vidéo est un split screen de neuf sous-écrans. Léa Petrou tourne en plan-séquence. Ensuite elle découpe le plan d’origine à chaque coup de sifflet de l’entraîneur dont la figure demeure invisible jusqu’à la fin de la vidéo. Les parties morcelées du plan-séquence sont ensuite réparties à travers les neuf « cages » de l’écran. Parmi elles, une seule portera la responsabilité de l’action en mouvement. Les autres demeurent figés représentant soit un instant qui précède soit un autre qui succède à celui du fragment actionné. Une fois l’instant futur atteint dans la cage actionnée, celle-ci se désactive en se figeant ; c’est au tour d’une autre cage de porter l’action. Ainsi déstructurée, la continuité linéaire des évènements se restructure de manière circulaire sans pour autant faire subir au temps un quelconque étirement. Le résultat est une surface en constant changement où le spectateur est invité à suivre, en discontinu et en alternance entre cages mobiles et cages immobiles, les gestes des enfants.

Contrairement à la stratégie du morcellement de l’écran de Lea Petrou, Eva Michalaki fait l’expérience inverse. Du Japon, nous passons en Ecosse. Il pleut. Le ciel gris propage des coloris en « noir et blanc » argenté. Michalaki filme à partir d'une voiture en mouvement. La voiture traverse des ponts. Pour la première traversée 58ºN2ºW, Eva Michalaki choisit le passage de terre qui réunit deux îles des Orkneys. Le deuxième pont 56ºN3ºW surplomb le Forth entre Queensferry Sud et Queensferry Nord près d’Edimbourg. Juste en face se trouve le très fameux pont ferroviaire de Forth chargé celui-ci de souvenirs cinématographiques intenses (parmi autres les 39 Steps d’Alfred Hitchcock, 1935, et son remake de Ralph Thomas, 1959.)


Hubertus v. Amelunxen, pour un texte écrit à l’occasion de la présentation de l’œuvre métrique de Dieter Appelt sur le même Forth Bridge, remarquait que « Un pont constitue un franchissement ; chaque pont signale un trajet menant à un au-delà qui s’oppose, sans destination précise d’abord, à un point de départ en deçà, un trajet comme une promesse, une nécessité ou même une attirance. Sa fonction par excellence suscite une espérance existentielle car, une fois le pont franchi, on peut aussi imaginer y revenir. Un pont – c’est sa tâche – nous porte d’un lieu à un autre, il consomme du temps et crée, pour un moment établi, de la durée, et donc de l’antériorité. »[2] La traversé de Michalaki trace une ligne droite qui dédouble celle de l’architecture du pont. Or, à l’intérieur de ce tracement linéaire, se démarquent des couches temporelles qu’elle incruste en formes de superposition d’images. Chaque segment du pont déjà traversé coexiste avec le segment qu’elle traverse au temps présent. Chaque segment traversé se superpose à celui qui lui succède telle son ombre ou sa mémoire. Derrière l’image, se perpétue celle qui lui a précédé, qui l’a générée, celle qui a fabriqué les conditions de son archivage. C’est ainsi que l’élan droit et linéaire de la traversée de Forth se courbe. L’enjambement symbolique entre les deux rives se dédouble : à travers le par brise de la voiture s’ouvrent désormais deux routes et par conséquent deux sens directionnels, un premier vers l’avenir immédiat de la rive à atteindre, un deuxième vers le passé immédiat et peut-être la rive opposée de départ. Avec chaque fondu, la vitesse du passage se ralentit, la voiture avance en reculant et recule en avançant, roulant désormais dans le flou d’une double trajectoire. Au flou des directions, s’ajoute celui que produisent les gouttes d’eau sur le par brise du véhicule : celles-ci liquéfient l’épaisseur de l’image, rappel formel des eaux que le pont surnage.

Si Eva Michalaki déplie l’étendue du pont en étalant et en répétant les segments de la route, Lea Petrou procède par pliages consécutifs. Aux superpositions d’Eva Michalaki, le split-screen de Lea Petrou structure une grille où la continuité fluide des mouvements est volontairement mise à l’épreuve, pliée et repliée à travers les neuf segments de l’écran morcelé.

[1] Réflexion de l’artiste figurant dans son argument.
[2] Hubertus v. Amelunxen, « Tempus fugit. La composition de Dieter Appelt : Forth Bridge - Cinema. Espace Métrique » dans Dieter Appelt / Forth Bridge Cinema, Centre Canadien d’Architecture, Montréal, 2005, p. 32.