Le Silo s'entretient avec André Habib.


Pourquoi le collectif Double Négatif ? Quelle place pour le collectif dans le paysage du cinéma expérimental québécois ?


Je suis mal peut-être mal placé pour répondre à la première partie de cette question, dans la mesure où elle relève de la volonté et des intentions de ceux qui ont démarré ce collectif à Montréal en 2004-2005 (on lira à ce sujet, l’entretien accordé par Karl Lemieux et Daïchi et Saito à Brett Kashmere, dans la nouvelle revue Incite). Ce que je peux dire, de mon point de vue, c’est qu’il s’agit de jeunes cinéastes qui sont pour la plupart diplômés du programme en production cinématographique de l’Université Concordia et qu’ils ont senti le besoin, au courant de leur formation, de se mettre ensemble, rédiger un manifeste, de mettre leurs efforts en commun pour que quelque chose dure au-delà de l’Université (cela veut aussi dire partager l’équipement, les caméras, une tireuse optique mastodonte qu’ils se sont procuré à New York, même si je ne suis pas sûr s’ils sont parvenus à le faire fonctionner !).

Il faut savoir que cette Université, une des meilleures au Canada, pour ne pas dire en Amérique du Nord pour les études cinématographiques, est devenue une véritable pépinière pour le cinéma expérimental. Y enseignent aujourd’hui des cinéastes importants comme Richard Kerr, Jean-Claude Boustros, François Miron, Marielle Nitoslawskaya, ainsi que des professeurs comme Mario Falsetto, Peter Rist, Catherine Russell ou Donato Totaro qui donnent des cours sur le cinéma expérimental ou qui intègrent le cinéma expérimental dans leurs cours « réguliers » sur l’histoire ou la théorie du cinéma (ce qui est plutôt inusité). Tout ceci — ajouté au fait que Concordia est une des rares universités dans le monde à présenter des films (issus de leurs collections ou loués chez des distributeurs) en 35mm et en 16mm, et ce, à chaque cours, que ce soit un cours de 1er cycle ou de cycle supérieur — tout ceci donc a imprimé un goût particulier du cinéma en général et du cinéma d’avant-garde en particulier. Car il faut bien le dire, il est assez difficile de voir du cinéma expérimental à Montréal (comme partout ailleurs, sauf exceptions). Et même si nous avons des cinéastes expérimentaux importants au Québec, surtout du côté de l’animation, avec McLaren en tête bien évidemment, ou Pierre Hébert. La vidéo expérimentale a aussi eu son heure de gloire, avec le Vidéographe, la COOP vidéo et Champ libre, même si leur influence tend à disparaître aujourd’hui. Quelques festivals comme le Festival du nouveau cinéma, des événements ponctuels (mais pas très sérieux) comme le MUFF (Montreal Underground Film Festival), présentent des films expérimentaux, mais il n’y a pas un lieu véritablement dévoué au cinéma expérimental (comme le Pleasure Dome à Toronto), ou un cycle régulier (comme les soirées au MOMA ou à la Cinémathèque française). Donc ça dépend vraiment des individus qui désirent voir ces films et les faire partager.

Avec la revue Hors champ dont je m’occupe, nous avons, un peu avant la création du Collectif Double Négatif, présenté plusieurs programmes de films expérimentaux à la Cinémathèque québécoise. Nous avons fait venir Stan Brakhage (en 2003), Peter Kubelka (en 2004), Bill Morrison (en 2005), nous avons présenté des films de Ricci-Lucchi et Gianikian, de Michael Snow, puis, tout récemment, un cycle Ernie Gehr (au mois d’octobre 2008). Ceci a peut-être aidé à créé une impulsion, l’idée qu’il y avait un intérêt et une véritable curiosité pour ce cinéma à Montréal… Tant mieux. Il y avait un gouffre à combler, et on arrive, petit à petit.

Comment as-tu élaboré la sélection de films présentés à l’ENSBA?

Tout d’abord, il faut que je confie que je n’ai pas sélectionné l’ordre de présentation, ni le choix des films présentés. Il s’agit d’un programme itinérant, qui circule depuis très peu de temps (il a été montré à Victoria, Toronto, en Corée), et qui est composé de certains de leurs films très récents. J’ai vu ce programme (avec quelques films en moins) à Montréal, l’an dernier, et j’ai été soufflé à la fois par la cohérence du programme et la qualité des œuvres. J’avais déjà pu voir la plupart de ces films à d’autres occasions, dans des festivals ou en copie DVD, mais il m’est apparu qu’il y avait là un matériau étonnant, que je désirais faire partager : j’ai profité de l’invitation du Silo. Donc je suis dans un drôle de rôle comme commissaire. Plutôt, une sorte de passeur, mais sans le mérite des vrais passeurs (même si j’ai passé des bobines 16mm dans mes valises). Il serait aussi difficile pour moi de dire un mot de chacun des films, dans la mesure où chacun de ces films pourrait, devrait faire l’objet d’une longue analyse. Ce qui m’a frappé, en regardant à nouveau ces films, c’est à quel point — hormis quelques très rares exceptions — ils résultent d’une interaction de médiums distincts ou encore de formes de « remédiations ». En ce sens, je crois que ces films sont pleinement impliqués dans des processus que l’on retrouve dans l’art contemporain.

Que ce soit par l’intégration numérique de photographies (Fracas, Paper Nautilus), d’enregistrements magnétiques amateurs sur le son optique (Though she Never Spoke, This is Where her Voice would have Been), du recyclage d’images, du passage du 16mm ou du super 8 au HD ou au DV (Ghosts and Gravel Roads, Western Sunburn, Untitled), ces films semblent tirer acte et profit des médiums aujourd’hui disponibles, tout en développant une sensibilité spécifique envers chacun de ces médiums et, par-dessous tout, en ne renonçant pas à la pellicule (même si le film finit en numérique). Le cas du film de Malena Szlam est particulièrement emblématique de ce point de vue. Elle a d’abord photographié avec une caméra 35mm des écrans télés où elle diffusait des vieilles copies VHS de films connus, Blow Up d’Antonioni ou L’homme à la caméra de Vertov, etc. Par un système de cache et de surimpressions (toutes faites in camera), elle a obtenu des rouleaux de pellicule 35mm sur lesquels s’étaient imprimés plusieurs images juxtaposées ou superposées, qu’elle a ensuite transférés et montés en HD. C’est ce qu’on voit dans le film. L’effet est proprement hallucinant, très complexe à décrire et le procédé demeure encore complètement mystérieux.

Western Sunburn est un autre cas fascinant. Karl Lemieux — qui réalise des performances sur pellicule en se servant de plusieurs projecteurs 16mm — filme un écran où il projette des boucles tirées d’un vieux western en noir et blanc (c’était le point de départ d’une performance qu’il avait réalisée quelques temps auparavant). Il fait défiler la pellicule hors de ses gonds, réalise des surimpressions, taillade et brûle le film en direct. Le film, de 10 minutes, a été terminé en DV, avec une improvisation à la guitare fantomatique de Radwan Moumneh. La performance live est la matrice du film, mais le film devient autre chose, à travers ces multiples transferts et la collaboration avec Radwan Moumneh.

All That Rises de Daïchi Saito est un autre film qui est le produit d’une collaboration, d’un dialogue intensif avec un grand musicien, le violoniste Malcolm Goldstein. Saito a simplement tourné des plans dans une ruelle du Mile End, à Montréal (tout près de chez moi en fait) : des plans très rapides, du ciel, du sol, en avant, en arrière. Il a ensuite travaillé le film à la tireuse optique. Il y a des fulgurances visuelles, à peine quelques photogrammes de flash colorés, et des longs plans noirs ; le violon reprend la même alternance, entre silence et déferlement rapide de notes (même si Goldstein avait vu le film, il n’a pas joué sur les images, ce qui crée un décalage fascinant).

D’autres films investissent des champs plus « classiques », comme le journal de voyage expérimental (Parallax), les films d’intérieurs (Lola), les abstractions lyriques (Pan of the Landscape, Nervous Loops, Artifacts) : chacun peut trahir l’influence d’un cinéaste, Brakhage, Mekas ou d’autres, mais le travail est toujours très… sérieux. On sent une véritable rigueur et une grande générosité dans la démarche, dans la capacité à travailler la lumière, l’espace, la durée.

Plusieurs de ces films peuvent être saisis dans une ou l’autre des « traditions » du cinéma expérimental. On vient bien comment le film de Malena Szlam reprend l’idée d’un recyclage d’images et de surimpressions vidéographiques ; comment Western Sunburn s’apparente au travail d’un Ken Jacobs dans Tom, Tom the Piper’s Son, ou Jürgen Reble ; comment Pan of the Landscape ou Lola trahissent l’influence de Brakhage ; comment Fracas de Menz reprend une pratique vidéographique de jeu entre le langage et l’image ; et en même temps, aucun de ces films ne se contente ou se limite à un jeu de références faciles. Il y a une ingéniosité, une invention de dispositif, une façon de travailler, très personnelle, qui perce à travers chacun de ces films.

Parlons de ton parcours. Tu portes aujourd'hui plusieurs "casquettes": professeur, programmateur de la cinémathèque québécoise, théoricien/chercheur, commissaire d'évènements artistiques, historien, cinéphile. Comment est-ce que tout cela se rencontre?

(rires) C’est difficile pour moi de répondre, là encore, parce que ce sont des activités que je vois profondément imbriquées. Bien sûr, il y a la casquette « chercheur » ou « professeur » universitaire, la casquette « commissaire » ou « programmateur », et bien sûr, trônant au-dessus de tous ceux-ci, la casquette « cinéphile », mais pour moi c’est une même casquette !

Il est clair que le monde universitaire et le monde de la critique tendent à se distancier, et de plus en plus, mais j’ai toujours été intéressé par les passerelles entre ces univers que l’on voudrait distincts : chacun à sa place, chacun sa spécialité. Mais pourquoi ? Cela m’échappe. Peut-être qu’il est plus fréquent de voir un historien de l’art qui combine ces diverses fonctions, mais pour moi cela participe naturellement d’un même continuum, fondé sur l’amour du cinéma et le partage des expériences. Quand je rédige une demande de subvention ou quand je dois régler des problèmes administratifs, il est clair que je vais enfiler un chapeau plutôt qu’une casquette… Mais enfin, entre mon enseignement, mon travail à la revue Hors champ ou mes collaborations avec la Cinémathèque québécoise, tout ceci implique une même passion pour le cinéma, une même volonté de partage et un désir de découverte. Débusquer les endroits où des nouvelles créations apparaissent fait partie de notre métier, tout à la fois de « critique » et de « savant ». J’aime à dire en boutade que si la théorie du cinéma est en crise (c’est ce que tous les théoriciens de cinéma disent depuis 10 ans), qu’elle peine à se renouveler, c’est que beaucoup de professeurs ont cessé d’aller au cinéma (c’est le cas en Amérique du Nord en tout cas), et qu’ils ont une vision très partielle de la création contemporaine. Certains collègues, plus « scientifiques » ou « théoriciens », ne seront pas de cet avis, mais j’ai envie de dire que c’est leur problème. Je pense qu’il est essentiel de continuer à s’abreuver, à être à l’affût non pas simplement des « nouvelles tendances », mais des apparitions de nouvelles créations, qui bousculent l’idée que nous nous faisons de l’histoire du cinéma : cela peut autant être un film de Hong Sang-soo, un documentaire de Depardon qu’une performance de Karl Lemieux. Cela participe du travail critique qui devrait être le nôtre.

Tant dans ton propre parcours que dans celui du collectif, dans quelle mesure pourrait-on parler de "cinéphilie critique" ?

L’expression « cinéphilie critique » me plaît bien, et elle rejoint un peu ce que je disais plus haut. Elle me plaît et me convient d’autant plus que ce sont deux termes qui ont un peu disparu du monde universitaire (en Amérique du Nord du moins, je ne peux pas parler de l’état de la France sur cette question, même s’il me semble moins inquiétant). La « cinéphilie » est perçue comme une forme dépassée de fétichisme adolescent, qui a certes pu donner des grandes œuvres et des beaux textes, mais que nous devons conjuguer au passé. Cela veut aussi dire — dans ma lecture — que l’on renonce à transmettre une passion cinéphilique aux étudiants. La cinéphilie n’est plus un « pré-requis » pour étudier en cinéma, et beaucoup de professeurs ne semblent pas s’en inquiéter. Le DVD et le téléchargement y est pour beaucoup, même si c’est un sujet bien trop vaste…

La « critique », d’autre part — telle qu’on l’enseigne à l’université — est réduite à un métier, ou pire à un « débouché » éventuel, quand ils finiront l’université (et malheureusement, c’est un « métier » en complète déroute au Québec). En d’autres termes, voir des films et exercer une pensée critique, sont des notions qui tendent à disparaître ou qui ne sont plus tellement valorisées. Bien sûr, on habilite les étudiants à appliquer des modèles sémio-pragmatiques ou deleuziens, à analyser en détail des scènes de films, mais l’alliage particulier de la cinéphilie et de la critique tend à s’émousser (or, je ne sais pas comment on peut lire les bouquins de cinéma de Deleuze ou de Rancière sans partager leur cinéphilie). Pour ma part en tout cas, ce sont les deux termes qui informent le plus ma propre approche, ma propre pratique, et je crois que ce sont ceux qui animent les membres du collectif, avec qui j’ai eu le plaisir d’avoir d’interminables discussions sur le cinéma, tous genres confondus. Nous avons en ce sens un petit côté archaïque ou anachronique, mais ça me plaît assez.

La projection va avoir lieu dans un espace dédié à la formation artistique. Que signifie pour toi ce léger déplacement "géographique" qui associe à la projection des films, d'un côté la praxis artistique et de l'autre la pensée critique?

Je crois que c’est le genre de déplacement qui peut être très fécond, à plus d’un titre. Plusieurs projections du collectif Double Négatif se déroulent dans une salle de la rue St-Laurent, à Montréal, la Sala Rossa. C’est un lieu assez exceptionnel, qui accueille autant des séances d’improvisations musicales de l’avant-garde montréalaise, de la danse, des performances, que la projection sur une journée entière d’Empire de Warhol. Ce qui est bien dans ce genre de dispositif, c’est que des gens qui s’intéressent à la musique expérimentale, par exemple, et qui ne seraient pas nécessairement descendus à la Cinémathèque, sont prêts à faire une excursion pour voir une projection de films expérimentaux (et vice versa). Et il faut dire que les milieux du cinéma expérimental et de la musique d’avant-garde, à Montréal comme ailleurs je crois, sont très poreux (Karl Lemieux, Daïchi Saito, et plusieurs autres, collaborent avec des musiciens de la « scène » montréalaise et internationale).

L’ENSBA participe peut-être d’un même phénomène d’hybridation, un lieu de convergence entre des pratiques artistiques et intellectuelles diverses, du moins je l’espère. Il est fondamental que des chercheurs, peu importe le domaine où ils exercent leur pensée, puissent s’exposer à la création contemporaine. Et il est aussi important pour les artistes de développer une pensée critique envers leur propre travail et celui des autres, de pouvoir mettre leur travail en constellation avec ce qui a été réalisé, autant en musique, que dans les arts plastiques, que dans le cinéma des premiers temps… Tous les cinéastes expérimentaux — je pense en particulier aux cinéastes américains des années 60 et 70 —, même si la plupart étaient sans diplôme, ont enseigné dans divers collèges et universités (ce serait beaucoup plus difficiles aujourd’hui)… On se rend compte aujourd’hui à quel point ils avaient des connaissances vastes, et dans plusieurs domaines (autant Brakhage que Gehr, Jacobs ou Frampton, Sharits ou Conner ou Kubelka). Il ne faut pas perdre cette hybridité de la part des artistes, et il serait dommage que les « chercheurs » universitaires cessent de suivre l’actualité de la création contemporaine. On voit bien le rôle qu’ont joué des gens comme Sitney, Annette Michelson, ou encore Yan Beauvais ou Nicole Brenez en France, pour faire connaître des cinéastes et défendre des démarches. C’est fondamental pour créer de nouveaux horizons de création et de réception. Très modestement à une plus petite échelle, c’est ce que j’espère amener en « passant » ces films…

Entretien réalisé par mail avec André Habib le 10 novembre 2008.